Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 16



Mesquine ambition de notre pauvre sang,
si tu rends les mortels si glorieux et vains
ici-bas, sur la terre où notre amour languit,

je n’en serai jamais étonné désormais,
puisque là, dans le ciel où mauvaise envie
ne pousse pas, tu pus me rendre vain moi-même !

Mais tu n’es qu’un manteau qui bientôt reste court
et que de jour en jour il nous faut rapiécer,
car les ciseaux du temps le rognent de partout.

Par ce « vous » que dans Rome on a d’abord admis
et que ses habitants conservent moins que d’autres (207),
je repris aussitôt le fil de mon discours ;

et comme Béatrice était auprès de moi,
le sourire qu’elle eut me rappelait la toux
qui du premier faux pas avertissait Genièvre (208).

Ainsi je commençai : « Vous êtes bien mon père,
vous rendez à ma voix une entière assurance ;
vous me relevez tant que je suis plus que moi ;

et par tant de ruisseaux se remplit d’allégresse
mon esprit, qu’en lui-même il se fait une fête
de pouvoir la souffrir sans que le coeur se brise.

Pourtant, veuillez me dire, ô mes chères prémices,
quels furent vos aïeux, et quelle fut l’année
qui de votre jeunesse a marqué le début ;

et représentez-moi le bercail de saint Jean (209)
tel qu’il était alors ; et quels étaient les hommes
plus dignes d’y siéger aux places les plus hautes. »

Comme au souffle du vent s’avive la couleur
dans le charbon ardent, je vis cette clarté
devenir plus brillante aux mots affectueux ;

et comme elle devint plus belle à mes regards,
elle dit, d’une voix plus douce et plus suave,
mais non avec les mots que l’on sait maintenant :

« À partir de ce jour où l’ange dit Ave
jusqu’au jour où ma mère, à présent dans la gloire,
se délivra de moi, dont elle était enceinte,

cinq cent cinquante et trente est le nombre de fois
que cet astre où je suis vint auprès du Lion
pour ranimer sa flamme aux plantes de ses pieds (210).

Mes ancêtres et moi, nous sommes nés au point
par où font leur entrée au dernier des sextiers
ceux qui courent chez vous aux jeux de tous les ans (211).

II suffit de savoir cela de mes aïeux :
car quels étaient leurs noms et d’où venait leur race,
il semble plus séant de ne pas en parler.

Tous ceux qui, dans ce temps, se trouvaient en état
de s’armer, depuis Mars jusqu’à Saint Jean-Baptiste,
des vivants d’à présent n’étaient que le cinquième (212) ;

mais le commun du peuple, où maintenant se mêlent
les gens de Castaldo, de Campi, de Figline (213),
était alors très pur jusqu’au moindre artisan.

Oh ! qu’il eût mieux valu n’être que les voisins
de ces gens que j’ai dit, et fixer vos confins
en deçà de Galuzze et de Trespiano (214),

que de les accepter, souffrant la puanteur
du vilain d’Aguglion, ou de celui de Signe
dont l’oeil déjà perçant promet les vols futurs (215) !

Et si le plus pourri des états des humains
ne s’était pas montré marâtre pour César (216),
mais une mère aimant son fils avec tendresse,

tel devient Florentin et commerce et trafique,
qui n’aurait pas quitté son bouge à Semifonte,
où jadis son aïeul mendiait pour son pain (217).

Montemurlo serait toujours aux mains des comtes (218) ;
au doyenné d’Acone on verrait les Cerchi (219),
et les Buondelmonti peut-être à Valdigrieve (220).

Car la confusion de tous ces habitants
fut le commencement des maux de la cité,
comme de ceux du corps l’aliment superflu :

le taureau qui voit mal tombe plus pesamment
que l’agneau né sans yeux (221) ; et souvent une épée
taille plus et fend mieux que cinq qu’on met ensemble.

Tu n’as qu’à regarder Urbisaglia, Luni
disparaître du monde, et comment derrière elles
Chiusi, Sinigaglia suivent la même route (222) ;

et d’entendre comment s’éteignent les familles
ne te paraîtra plus étrange et difficile,
si toute une cité peut disparaître ainsi.

Enfin, toutes vos choses conduisent à la mort,
vous y menant aussi, lorsqu’elles durent plus ;
vous ne le voyez pas, mais la vie, elle, est brève.

Comme le ciel lunaire avec son mouvement
recouvre et met à nu sans cesse les rivages,
ainsi fait la Fortune avec ceux de Florence.

On ne devrait donc pas tenir pour surprenant
ce que je te dirai des Florentins illustres
dont le temps obscurcit la réputation.

Oui, je les ai tous vus, Ughi, Catellini,
Ormanni, Filippi, Greci, Alberichi,
illustres citoyens, déjà sur le déclin ;

et j’ai vu les maisons aussi grandes qu’anciennes
de ceux de Sannella, comme de ceux d’Arca,
Ardinghi, Botichi et Soldanieri.

À côté de la porte à présent accablée
par l’autre iniquité (223), qui lui pèse si lourd
qu’elle fera bientôt crouler toute la barque,

étaient les Ravignan, desquels sont descendus
tous ceux qui par la suite, avec le comte Guide,
ont hérité le nom du grand Bellincioni (224).

Déjà Délia Pressa connaissait à merveille
l’art du gouvernement, et les Galigaï
portaient déjà la garde et le pommeau dorés (225).

La colonne du Vair était alors bien grande (226),
Sacchetti, Ginocchi, Fifanti, Barucci,
Galli, comme tous ceux qu’un boisseau fait rougir (227).

La source où sont venus plus tard les Calfucci
était grande, et déjà l’on mettait les Sizi
et les Arigucci sur la chaise curule (228).

Qu’ils étaient grands alors, ceux que leur vanité
a fait tomber depuis (229) ! Alors les boules d’or
parmi les plus hauts faits accompagnaient Florence (230).

Ainsi se sont conduits les pères de ceux-là
qui, dès que votre église est vacante à présent,
préfèrent s’engraisser aux dépens du chapitre (231).

L’outrecuidant lignage acharné d’habitude
contre celui qui fuit, et qui devient agneau
dès qu’on lui laisse voir la bourse ou bien les crocs (232),

commençait à monter, mais partait de bien bas ;
Ubertin Donato ne s’est pas réjoui
de voir que son beau-père en faisait des parents (233).

Déjà Caponsacco habitait le Marché,
descendant de Fiesole ; et les Giuda passaient,
ainsi qu’Infangato, pour de bons citoyens (234).

Je dirai cette chose incroyable, mais vraie :
dans cette étroite enceinte on entrait par la porte
qui rappelait le nom de ceux de la Pera (235).

Et tous les possesseurs des belles armoiries
de l’illustre baron dont à la Saint-Thomas
on célèbre toujours le nom et la valeur (236),

obtinrent la noblesse avec ses privilèges,
bien qu’à présent l’un d’eux s’allie avec le peuple,
oui depuis a brisé ses armes d’un pal d’or (237).

Et les Gualterotti se trouvaient bien en place
et les Importuni (238) ; Borgo serait plus calme,
s’il n’eût ouvert la porte à de nouveaux voisins.

Cette maison qui fut la source de vos larmes,
pour la juste fureur qui causa tant de morts,
et devait mettre un terme à votre vie heureuse (239),

était au premier rang, elle et ses alliés ;
il était bien mauvais, le conseil, Buondelmonte,
qui t’a fait annuler l’union projetée ! (240)

Beaucoup seraient contents, qui pleurent à présent,
si Dieu t’avait laissé dans les flots de l’Ema
dès la première fois que tu vins à la ville (241).

Mais, à ce qui paraît, la pierre mutilée
qui veille sur le pont (242) réclamait de Florence,
sur la fin de sa paix (243), une telle victime.

Or, c’est avec ces gens et bien d’autres pareils
que j’ai connu Florence au sein d’un tel repos,
qu’on n’y trouvait alors de raison pour pleurer ;

et c’est avec ces gens que j’ai connu son peuple
si juste et triomphant, qu’on n’a pas vu son lis
traîner dans la poussière au bout de sa bannière,

ni devenir vermeil dans les combats civils. » (244)

 

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207 - On admettait que la formule honorifique vous avait été employée pour la première fois à Rome, au moment où Jules César centralisa et prit en main tous les pouvoirs. Au temps de Dante, l’emploi de vous comme formule de courtoisie était moins courant à Rome qu’ailleurs.

208 - Dans le roman de Lancelot du Lac, la reine Genièvre, qu’impatiente la discrétion trop timide de Lancelot, finit par lui dire qu’elle sait bien qu’il l’aime : alors sa suivante, la dame de Malehaut, qui se trouvait un peu à l’écart, fit semblant de tousser, pour faire comprendre à Lancelot qu’elle connaissait désormais, elle aussi, son secret.

209 - Saint Jean-Baptiste était le patron de Florence.

210 - Depuis le jour de l’Assomption (le calendrier florentin faisait commencer l’année le 25 mars) jusqu’à ma naissance, Mars a fait 580 révolutions. Suivant les calculs astronomiques d’Alfragan, qui fait l’année martienne de 687 jours, Cacciaguida serait donc né en 1101. Pour d’autres commentateurs, qui lisent 553 révolutions, et font l’année martienne de deux années terrestres, il est né en 1106.

211 - Dans le sextier ou quartier de Porta San Pietro, au point où les participants au concours de la Saint-Jean

212 - Depuis le jour de l’Assomption (le calendrier florentin faisait commencer l’année le 25 mars) jusqu’à ma naissance, Mars a fait 580 révolutions. Suivant les calculs astronomiques d’Alfragan, qui fait l’année martienne de 687 jours, Cacciaguida serait donc né en 1101. Pour d’autres commentateurs, qui lisent 553 révolutions, et font l’année martienne de deux années terrestres, il est né en 1106.

213 - Dans le sextier ou quartier de Porta San Pietro, au point où les participants au concours de la Saint-Jean.

214 - Galuzzo est à deux milles de Florence, allant vers le nord, et Trespiano à trois milles du sud.

215 - Baldo d’Aguglione, juriste en vue, qui a eu peut-être d’autres crimes sur la conscience, mais qui commit l’erreur, en 1311, d’excepter Dante de la liste des bannis autorisés à rentrer à Florence.

216 - Église, l’État « le plus pourri », s’est opposée à l’action pacificatrice de l’Empire.

217 - Semifonte, dans le Valdelsa, avait été détruit par les Guelfes de Florence dès 1202, ce qui provoqua l’exode de ses habitants. Si donc les ennemis de l’empereur n’avaient pas détruit cette ville, on n’aurait pas vu un si grand nombre d’arrivants de Semifonte s’installer à Florence. On ne sait si cette allusion est impersonnelle et doit s’entendre comme un cas général, ou si elle se rapporte à un individu déterminé, tel que, par exemple, Lippo Velluti, qui s’était enrichi à Florence et était devenu l’un des chefs des Noirs. Quant à l’aïeul, certains commentateurs n’entendent pas qu’il mendiait, mais qu’il faisait le métier de marchand ambulant, ou peut-être de soldat mercenaire (andava alla cerca) : tous ces sens sont possibles, sans doute, mais même si Dante n’avait pas en vue celui que nous avons choisi, il est évident qu’une intention malveillante l’a fait opter pour cette expression ambiguë.

218 - Montemurlo, entre Prato et Pistoia, avait dû être cédé aux Florentins par les comtes Guidi, qui n’étaient plus en mesure de le défendre contre Pistoia.

219 - Les Cerchi, chefs du « pays sauvage » ou des Blancs, étaient originaires d’Ancône ; ils y seraient peut-être restés, si les Florentins n’avaient pas accueilli tous les étrangers dans leur ville.

220 - Valdigrieve, ou vallée de la Grève, est un affluent de l’Arno. Là s’élevait le château des Buondelmonti, qu’ils durent céder aux Florentins en 1135.

221 - « Quelqu’un pourrait sans doute objecter que, si la ville s’est trop remplie de vilains, elle est du moins plus grande et plus forte et plus puissante. Il répond à cela par le moyen d’une comparaison ; car une communauté forte et violente, comme le taureau, tombera plus vite qu’une communauté humble et pacifique, comme l’agneau » (Benvenuto d’Imola).

222 - Urbisaglia, dans la marche d’Ancône, avait déjà été détruite au temps d’Alaric ; de Luni, disparue plus récemment, vient le nom de la Lunigiane. Chiusi, en Étrurie dans la région de Valdichiana, et Sinigaglia, dans la marche d’Ancône, étaient alors en pleine décadence.

223 - La nouvelle iniquité, des combats des Blancs et des Noirs (la première avait été celle des Guelfes avec les Gibelins), a pour chefs les Cerchi, dont la maison se trouvait près de la Porte San Piero.

224 - Bellincione Berti (cf. plus haut, note 197), père de la bonne Gualdrade, avait été, par celle-ci, le tronc commun de la célèbre famille des comtes Guidi.

225 - C’était là un signe distinctif réservé aux seuls chevaliers.

226 - La famille des Pigli, dont les armes portaient d’or au pal vair. Toutes les familles citées dans ce passage sont parmi les plus communément connues à Florence.

227 - Les Chiaramontesi ; l’un d’eux avait été chargé par la ville de la distribution du sel ; mais il avait retiré une douve circulaire du boisseau dont il se servait, pour rendre celui-ci plus petit et augmenter son gain illicite.

228 - Aux premières magistratures de la ville.

229 - Sans doute allusion aux Uberti, puissante famille dont le membre le plus représentatif avait été Farinata ; cf. Enfer, notes 88 et 93.

230 - Les Lamberti, dont l’écu d’armes portait d’azur aux boules d’or.

231 - Allusion aux familles des Visdomini et des Tosinghi, qui avaient pour privilège d’administrer les biens de l’évêché de Florence pendant les vacances du siège.

232 - Les Adimari : Boccaccio Adimari s’empara de la fortune du poète durant son exil, et s’opposa tant qu’il put à son retour à Florence.

233 - Bellincione Berti, déjà plus d’une fois mentionné, avait marié une de ses filles à Ubertino Donati et une autre à un Adimari.

234 - Ces trois familles, illustres au XIIe siècle, appartenaient au parti des Gibelins.

235 - L’auteur dit : « Qui pourrait croire que les Délia pera, eux aussi, étaient anciens ? Je dis qu’ils sont si anciens, qu’une porte de la première enceinte de la ville avait pris d’eux son nom ; mais ils sont tombés si bas, qu’on n’en parle plus maintenant » (Ottimo Commento). Cette explication a été généralement acceptée ; mais on ne voit pas pourquoi cela serait incroyable, étant donné que les Délia Pera étaient déjà inconnus. Peut-être Dante voulait-il mettre l’accent sur un autre détail, celui-là incroyable pour les hommes de 1300 : la ville était si petite, qu’on y entrait par la Porte de la Pera (ainsi nommée de la famille du même nom), qui avait été largement dépassée depuis.

236 - Hugues le Grand, marquis de Toscane, mourut en 1001, le jour de la Saint-Thomas. Il avait anobli un certain nombre de familles florentines, qu’il autorisa à porter son propre écu d’armes, composé de sept bandes alternées de gueules et d’argent.

237 - Probablement allusion à Délia Bella, dont la famille portait en effet les armes d’Hugues le Grand, et qui était banni depuis 1295.

238 - Deux familles guelfes, qui vivaient au quartier de Borgo Santo Apostolo.

239 - Les Amidei, dont un membre tua Buondelmonte Buondelmonti en 1215 (cf. Enfer, note 270) ; cet incident signale le commencement des factions florentines et de la longue guerre civile entre Guelfes et Gibelins.

240 - Buondelmonte avait donné parole de mariage à la fille de Lambertuccio Amidei, mais se retira par la suite conseillé par Gualdrada Donati, et surtout poussé par le désir d’épouser la fille de celle-ci.

241 - Buondelmonte habitait au château de Montebuoni dans le Valdigrieve (cf. plus haut, note 220) ; pour venir à Florence, il avait à traverser la rivière d’Ema.

242 - La statue de Mars, cf. Enfer, note 129.

243 - La fin de la paix pour la ville de Florence, puisque c’est ce meurtre qui déclencha la guerre civile.

244 - Les armes de Florence étaient un lis blanc sur champ rouge. En 1251, ayant expulsé les Gibelins, les Florentins changèrent ce blason et adoptèrent le lis rouge sur champ blanc.

 


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