Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 13



Que celui qui prétend voir ce que moi j’ai vu
imagine (et qu’il garde aussi ferme qu’un roc
cette image, le temps que dure mon discours)

quinze astres resplendir dans des points différents
du ciel, en y mettant une telle clarté
qu’elle transpercerait n’importe quel brouillard.

Qu’il imagine aussi ce char que notre ciel
garde dans son giron la nuit comme le jour
et qui reste visible en virant du timon.

Qu’il imagine un cor avec son pavillon
et dont le but commence à la pointe de l’axe
autour duquel se meut la première des sphères,

dessinant sur le ciel, de ses astres, deux signes
pareils à ceux que fit la fille de Minos
lorsqu’elle ressentit les affres de la mort ;

et que, l’un se baignant dans les rayons de l’autre,
ils tournent tous les deux, mais de telle manière
que l’un va vers d’abord et l’autre vers tantôt (165).

Il pourra voir alors du vrai groupe d’étoiles
l’ombre ou peut-être moins, et de la double danse
qui tournait tout autour du point où je restais ;

car elle surpassait tout ce que nous savons,
de même que le cours du ciel le plus rapide
surpasse, sur le sol, le cours de la Chiana (166).

Là-haut, on ne chantait ni Bacchus ni Péan,
mais de la Trinité la nature divine,
avec l’humaine en plus chez l’un seul de ces trois.

La mesure finit du chant et de la danse,
et ces saintes splendeurs se tournèrent vers nous,
et chaque soin nouveau rendait leurs feux plus vifs.

Le bienheureux silence à la fin fut rompu
par la même clarté par qui du petit pauvre
de Dieu j’avais d’abord appris la belle histoire (167).

« Quand déjà, me dit-il, d’une paille broyée
la graine est recueillie et rentrée au grenier,
le doux amour m’invite à t’en fouler une autre.

Tu penses que le sein d’où l’on tira la côte
qui servit pour former cette belle figure
dont vous payez si cher le palais trop gourmand,

de même que celui qui, percé par la lance,
expia tant l’après que l’avant, tellement
qu’aucun péché ne peut emporter la balance,

autant qu’il est permis à l’humaine nature
d’acquérir de lumière, ils l’eurent tous les deux
des mains de ce pouvoir qui les fit l’un et l’autre (168) :

c’est pourquoi t’a surpris ce que j’ai dit plus haut,
alors que j’affirmais qu’il n’eut pas de second,
cet heureux que contient la cinquième clarté.

Mais ouvre maintenant les yeux à ma réponse :
tu verras ta croyance aussi bien que mes dires
comme le centre au cercle englobés dans le vrai.

Ce qui n’a pas de mort et ce qui peut mourir,
l’un et l’autre, ne sont qu’un reflet de l’idée
qu’engendre le Seigneur au moyen de l’amour ;

car le vivant éclat qui se diffuse ainsi
de Celui qui la fit, mais sans se séparer
de lui ni de l’amour qui fait trois avec eux,

grâce à sa qualité, rassemble les rayons
et les reflète ensuite à travers neuf substances,
en restant elle-même éternellement une (169).

Elle descend ensuite aux dernières puissances
en passant d’acte en acte, et s’affaiblit au point
qu’il en sort seulement de brèves contingences.

Or, quant à celle-ci, j’appelle de ce nom
les êtres engendrés, qu’avec ou sans semence
le mouvement du ciel pousse vers l’existence.

La cire n’était pas la même, dans ces astres,
ni ceux qui l’ont pétrie ; et c’est pourquoi, d’en bas,
brille diversement leur essence idéale ;

ce qui fait que parfois le même arbre produit
des fruits plus ou moins bons, mais de la même espèce,
et que l’on trouve en vous de si divers génies.

Si la cire était prise à son meilleur moment
et la vertu du Ciel au degré le plus haut,
la clarté de l’empreinte y brillerait entière ;

mais la nature fait qu’il y manque toujours
quelque chose, et travaille à l’instar de l’artiste,
qui connaît bien son art, mais que la main suit mal.

Mais si le chaud Amour trace et empreint lui-même
le portrait lumineux de la Vertu première,
le sceau qui s’en dégage est parfait en tout point.

C’est ainsi qu’autrefois il a créé la terre
digne de recevoir un animal parfait ;
c’est de cette façon que la Vierge conçut ;

en sorte que j’admets ton premier point de vue,
que le savoir humain ne fut et ne sera
jamais aussi parfait que dans ces deux personnes (170).

Or, si je m’arrêtais sans m’expliquer plus loin,
ton premier mouvement serait pour demander :
« Comment donc celui-ci n’eut-il pas son pareil ? »

Pour que te semble clair ce qui paraît obscur,
pense quel homme il fut et quelle était l’envie
qui lui fit demander, lorsqu’on lui dit : « Demande ! » (171).

J’ai parlé de façon que tu puisses comprendre
qu’il voulut, étant roi, demander la sagesse,
pour être suffisant dans son rôle de roi,

et non pas pour connaître exactement le nombre
des moteurs de là-haut (172), ni si le nécessaire
avec le contingent donnent du nécessaire (173),

ni si dare est primum motum esse non plus (174),
ni comment obtenir que dans un demi-cercle
soit inscrit un triangle aux trois angles aigus (175).

Si j’ajoute ces mots à tout ce qui précède,
la prudence royale est la seule sagesse
où s’adressait tantôt le trait de mon dessein.

Et si d’un oeil serein tu regardes surgi (176),
tu verras qu’il ne peut se rapporter qu’aux rois,
qui sont assez nombreux, mais rarement parfaits.

Entends donc mes propos avec cette réserve :
je ne contredis plus, ainsi, ce que tu crois,
sur notre premier père et sur le Bien-Aimé.

Et que ceci te soit toujours du plomb aux pieds,
pour te faire avancer lentement, comme las,
vers le oui, vers le non que tu n’aperçois pas.

Il faut que celui-là soit un sot, et des grands,
qui, sans examiner, affirme ou bien conteste,
quand dans un sens quelconque il donne son avis.

Il arrive, en effet, que l’on voit bien souvent
l’opinion des gens s’incliner vers l’erreur,
et l’amour-propre sert d’entrave au jugement.

Qui veut pêcher le vrai sans en connaître l’art
s’éloignera du port pis qu’inutilement,
car il ne rentre pas tel qu’il était parti (177).

Vous avez de cela des preuves évidentes
dans le monde, où Bryson, Mélissus, Parménide
et d’autres sont partis sans savoir vers quels buts (178),

comme Sabellius, Arius, et ces fous
qui pour les saints écrits furent comme l’épée
qui d’un visage droit en fait un de travers (179).

On doit bien se garder de trop précipiter
le jugement, pareils à ceux qui de leur blé
fixent le prix sur pied, avant qu’il n’ait mûri ;

car j’ai vu bien souvent quelque buisson paraître
durant tout un hiver sec et couvert d’épines,
et au printemps garnir de rosés le sommet ;

et j’ai vu le bateau glisser facilement
sur l’eau, cinglant tout droit pendant la traversée,
et sombrer à la fin, à deux brasses du port.

Donc, que Madame Berthe et le sieur Martin (180),
ayant vu l’un voler, l’autre faire l’aumône,
n’aillent pas préjuger du jugement du Ciel,

car ils peuvent, les deux, s’élever ou tomber. »

 

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165 - Il faut beaucoup d’imagination pour voir tout ce Dante veut montrer dans ces vers. Comme les deux rond d’esprits bienheureux, qui sont comme deux fois douze flambeaux, ont repris leur danse, l’une tournant dans un sens opposé à celui de l’autre, il veut rendre sensible leu mouvement lumineux par la comparaison avec des étoiles. Il faut voir quinze étoiles, qui feront vingt-quatre avec les sept de la Grande Ourse et les deux plus importantes de la Petite Ourse (figurée ici par le pavillon d’un cor) ; imaginer ces étoiles formant deux guirlandes pareilles à la constellation appelée Couronne d’Ariane ; et supposer que les deux guirlandes lumineuses tournent l’une dans l’autre, mais en sens contraire.

166 - Rivière en Toscane. Il faut croire que son cours n’était pas rapide du temps du poète : c’est ce dont nous assurent les commentateurs. Même s’il avait été aussi rapide qu’aujourd’hui, cela ne compromettrait nullement la comparaison.

167 - Par saint Thomas d’Aquin. Il expliquera au poète son second doute ; cf. plus haut, notes 119 et 126.

168 - Dante pense qu’Adam, qui fut la création immédiate de Dieu, aussi bien que Jésus-Christ, dont le sacrifice rachète « l’avant » et « l’après » , et pèse plus que tout le poids des péchés des hommes, et qui est Dieu lui-même, eurent toute l’intelligence que l’on peut avoir ; ce qui contredit l’affirmation de Thomas, selon laquelle Salomon n’eut pas de second. Il faut ajouter que le nom de Salomon n’a pas été prononcé, et qu’aucun indice ne permet croire que le poète l’avait déjà reconnu.

169 - Dieu se voit et se conçoit lui-même à travers son Fils qui est le Verbe, et qu’il engendre par le moyen de l’amour, qui est le Saint-Esprit. Tout l’être et toute la création sont compris dans cette idée divine, qui est la source première de l’existence et l’archétype des êtres : elle se reflète et s’irradie dans les neuf choeurs d’anges et de là elle se différencie selon les cieux d’où elle repart, pour répondre à la variété de la création, tout en restant essentiellement une. pans cette descente progressive, l’idée divine perd de sa vigueur première et, d’atténuation en atténuation, elle en arrive à ne produire que de « brèves contingences » , c’est-à-dire des existences accidentelles et des objets corruptibles, dans lesquels l’ » essence idéale » brille de façon inégale. C’est ici une nouvelle exposition de la doctrine de Dante concernant l’inégalité et la diversité des êtres, thème qu’il avait déjà touché auparavant ; cf. Paradis, chant VIII.

170 - Adam et le Christ eurent le don d’intelligence au suprême degré.

171 - « Dieu apparut à Salomon une nuit, en songe, et lui dit : « Demande ce que tu voudras, et je te le donnerai. » Et Salomon répondit : « Donne à ton esclave un esprit clairvoyant, pour qu’il puisse juger ton peuple et distinguer le bien du mal. » (III Rois III : 5).

172 - Les quatre questions qui suivent embrassent la science telle qu’on la connaissait alors. La première appartient à la théologie, et prétend déterminer le nombre des anges ; cf. sur ce problème, Paradis, XXIX, 130-132, où il est dit que ce nombre est infini.

173 - Soit un syllogisme dont une prémisse est nécessaire et l’autre contingente : la conclusion sera-t-elle nécessaire ? c’est une question de logique.

174 - « S’il convient d’admettre qu’il existe moteur » , qui ne dépende pas d’un autre : conque : question de philosophie naturelle.

175 - Question de géométrie.

176 - Saint Thomas n’a pas dit que nul autre homme peut se comparer à Salomon, mais seulement que « nul second n’a surgi » . L’emploi de ce mot exclut donc l’idée que « nul second n’est né » , qui est l’interprétation qui s’offrait à l’esprit de Dante. Thomas voulait dire que nul autre roi ne s’est montré sur terre à la hauteur de la sagesse dont avait fait preuve Salomon.

177 - Si l’on ne cherche pas la vérité à tout prix, le risque de cette attitude est l’ignorance, qui n’est pas un péché -mais en la cherchant « sans en connaître l’art » , on risqué de tomber dans l’erreur et de se laisser séduire par le péché.

178 - Ce sont des philosophes grecs, qui avaient soutenu des vérités paradoxales, telles que la quadrature du cercle (Bryson), la génération par l’action du soleil (Parménide), l’incertitude de toutes choses (Mélissus). Aristote accusait déjà ces deux derniers de raisonner faussement, pour ne pas avoir appliqué les lois du syllogisme.

179 - Ce sont des hérésiarques, qui ont nié le dogme de la Trinité (Sabellius) ou l’éternité du Verbe (Arius).

180 - Noms très communs, cités comme exemples d’individus quelconques, qui ne se distinguent pas dans la masse. « Domina Berta » est citée comme prototype du vulgaire par Dante lui-même dans De vulgari eloquio, II, 6.

 


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