Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 12



Dès le premier instant où la flamme bénie
finit de prononcer les dernières paroles,
la meule des élus se remit à tourner.

Elle venait à peine de faire un tour complet,
lorsqu’une autre guirlande entoura la première
et rendit chant pour chant, allure pour allure,

ce chant qui surpassait par sa douce harmonie
celui de nos sirènes et de toutes nos muses,
comme un rayon premier surpasse son reflet.

Comme sur le fond flou d’un nuage s’inscrivent,
peints aux mêmes couleurs, deux cercles concentriques,
lorsque Junon en donne à sa servante l’ordre (141),

et celui du dedans produit l’autre au-dehors,
de la façon dont naît la voix de l’amoureuse
que l’amour consuma comme brume au soleil (142),

apportant aux humains sur terre l’assurance
(suivant ce que jadis Dieu promit à Noé)
qu’on ne reverra plus les vagues du déluge ;

ainsi les deux bouquets de rosés éternelles
faisaient tourner leur ronde autour de nous sans cesse,
l’externe répondant à celui du dedans.

Et lorsque enfin la danse et l’autre grande fête
de leur chant et des feux qui rallumaient plus fort,
par couples, leurs clartés amoureuses et gaies,

s’arrêtèrent d’accord, à la même seconde
comme, lorsqu’un plaisir les sollicite, on voit
nos deux yeux se fermer et s’ouvrir de concert (143),

alors, du coeur de l’un de ces éclats nouveaux,
une voix s’éleva, qui me fit me tourner
comme l’étoile fait l’aiguille la chercher (144),

et elle commença : « L’amour qui me rend belle
m’induit à te parler au sujet de ce chef
qui fit, à son propos, si bien parler du mien.

Où se trouve l’un d’eux, l’autre aussi doit paraître,
car tout ainsi qu’ils ont ensemble combattu,
il convient qu’à son tour leur gloire brille ensemble.

La milice du Christ, dont le réarmement
devait coûter si cher, derrière son enseigne
s’ébranlait lentement, craintive et clairsemée,

lorsque cet Empereur dont le règne est sans fin
vint aider son armée en danger de se perdre,
de par sa seule grâce et sans qu’elle en fût digne,

et, comme on te l’a dit, secourut son épouse
avec ces deux guerriers dont le faire et le dire
du peuple dévoyé redressèrent la marche.

Là-bas, dans la contrée où naît le doux zéphyr
pour ouvrir les bourgeons de la feuille nouvelle
dont on voit au printemps se revêtir l’Europe,

assez près de l’endroit où se brisent les vagues
qui cachent pour un temps aux regards des humains
le soleil à la fin de sa carrière ardente (145),

est le pays où gît Calaruega l’heureuse,
sous la protection de ce superbe écu
qui porte le lion à la pointe et au chef (146).

C’est là qu’a vu le jour cet amant fortuné
de la foi des chrétiens, cet athlète sacré
qui fut doux pour les siens et dur pour l’ennemi.

Et dès qu’il fut créé, son esprit se trouva
si puissamment comblé des plus vives vertus,
qu’avant de naître il fit prophétiser sa mère (147).

Et lorsque entre lui-même et la foi fut conclu
le mariage saint (148) sur les fonts où tous deux
se promirent pour dot leur salut mutuel,

la femme qui pour lui donnait l’assentiment
dans un songe entrevit les admirables fruits
qui devaient provenir de lui comme des siens

et, pour qu’il fût de nom tel qu’il fut par nature,
une inspiration lui fit donner le nom
du possessif du maître auquel il appartient (149).

Il fut dit Dominique ; et je parle de lui
comme du jardinier qu’avait choisi le Christ,
pour vaquer avec lui aux soins de son jardin.

Il était messager et compagnon du Christ,
car le premier amour qu’on a pu voir en lui
fut le premier conseil qu’avait donné le Christ (150).

Sa nourrice, souvent, le trouvait étendu
en silence, éveillé, contre la terre nue,
comme s’il avait dit : « Voilà pourquoi je viens (151) ! »

Que son père vraiment fut bien nommé Félix !
Que sa mère vraiment mérita d’être Jeanne,
si, bien interprété, ce nom vaut ce qu’il dit (152) !

Et non pas pour le siècle, auquel pensent tous ceux
que font peiner en vain l’Ostiense ou Thaddée (153),
mais pour le seul amour de la manne réelle,

il devint grand docteur, après un bref délai,
tel qu’il se mit bientôt à travailler la vigne
qu’un mauvais vigneron réduit vite à néant.

Puis, au siège qui fut plus bénin autrefois
aux pauvres méritants (non pas lui, mais plutôt
celui qui l’occupait, et maintenant forligne) (154),

ce n’est pas un rabais de deux ou trois sixièmes,
ce n’est pas le premier bénéfice vacant,
pas plus que decimas, quae sunt pauperum Dei,

qu’il demanda ; mais bien licence pour combattre
les erreurs de ce monde, au nom de la semence
dont vingt-quatre fleurons tournent autour de toi (155).

Puis ; fort de sa doctrine et de sa volonté,
il est parti servir l’office apostolique,
comme un torrent jailli d’une veine puissante,

et il s’en fut porter aux déserts hérétiques
son cours impétueux, d’autant plus vivement
qu’avec plus de vigueur ceux-ci lui résistaient.

Divers autres ruisseaux découlèrent de lui (156),
qui vinrent arroser le jardin catholique,
fortifiant ainsi ses nombreux arbrisseaux.

Si telle est, dans le char, l’une de ces deux roues
qui de la sainte Église assurent la défense,
la faisant triompher dans la guerre civile,

je crois que maintenant tu dois voir clairement
l’excellence de l’autre, au sujet de laquelle
Thomas fut si courtois avant mon arrivée.

Cependant, le sillon qu’avait tracé le haut
de sa rondeur (157) se trouve à présent délaissé,
si bien qu’au lieu de tartre on n’a que moisissure (158) ;

car ses héritiers, qui jadis marchaient droit
tant qu’ils l’avaient suivi, cheminent en désordre,
le premier fourvoyant celui qui vient derrière.

Et l’on verra bientôt se lever la moisson
de ce mauvais labeur ; et ce jour-là l’ivraie
réclamera le droit de rentrer au grenier.

Il n’est que naturel qu’en passant feuille à feuille
notre volume, on puisse y trouver quelque page
où l’on lise : « Je suis ce que je fus toujours »,

mais non pas dans Casal ni dans Acquasparta,
qui n’augmentent le livre que de mauvais feuillets,
l’un pour mieux l’éluder, l’autre pour le raidir (159).

Je suis l’âme, pour moi, de ce Bonaventure
de Bagnoreggio, qui, dans les grands offices,
ai toujours méprisé ce que faisait la gauche (160).

Augustin est là-bas, avec l’Illuminé (161),
qui des pauvres déchaux furent deux des premiers
dont le cordon gagna l’amitié de Dieu.

Tu vois aussi près d’eux Hugues de Saint-Victor
et Pierre le Mangeur et Pierre l’Espagnol,
qui brille encor chez vous grâce à ses douze livres (162) ;

le prophète Nathan et le métropolite
Chrysostome, et Anselme, ainsi que ce Donat
qui daigna s’occuper des rudiments de l’art (163) ;

Raban est avec nous et, à côté de moi,
tu vois briller l’abbé Joachim de Calabre (164),
qui fut jadis doué d’un esprit prophétique.

Ce furent de Thomas l’ardente courtoisie
et le discret latin, qui m’ont encouragé
à louer de la sorte un si grand paladin,

entraînant avec moi toute ma compagnie. »

 

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141 - Iris, fille de Thaumas (cf. Purgatoire, note 235), était la servante de Junon.

142 - Écho, amoureuse de Narcisse.

143 - Avec la même simultanéité des yeux qui s’ouvrent et se ferment en même temps.

144 - Comme l’aimant suit l’étoile du Nord.

145 - En Espagne, où naît le zéphyr, vent de l’ouest, et où soleil plonge dans les vagues pendant la nuit, pour disparaître dans l’inconnu qui règne au-delà de Finisterre. Saint Dominique est né à Calaruega, en Vieille-Castille.

146 - L’écu d’armes des rois de Castille porte écartelé, avec lion au premier et au quatrième quartier, et un château dans les deux autres.

147 - La légende veut que sa mère, enceinte de lui, ait rêvé ‘elle allait donner naissance à un chien blanc et noir, portant dans la bouche un flambeau allumé : allusion visible à l’habit des dominicains et à leur mission de propagation de la foi.

148 - Le baptême.

149 - Dominicus, forme latine du nom du saint, signifie « appartenant au Seigneur » .

150 - Son premier amour fut l’amour de la pauvreté. On remarquera qu’ici et ailleurs, Dante fait rimer le nom du Christ avec lui-même, ne trouvant pas d’autre rime digne pour son nom.

151 - La terre nue a toujours été symbole de la pauvreté.

152 - Félix signifie « heureux » en latin. Jeanne vient d’un nom hébreu qui signifie « Grâce de Dieu » .

153 - Henri de Suze (?-1271), évêque d’Ostie, dit pour cette raison l’Ostiense, auteur d’un commentaire des Décrétâtes qui servait dans l’enseignement du droit canon ; Thadée d’Alderotto (1215?-1295), médecin de Florence. Ceux qui étudient de tels auteurs le font évidemment parce qu’ils poursuivent quelque intérêt matériel, en contraste la « manne réelle » de la sagesse théologique.

154 - Le siège de Rome. Le pape qui forlignait en 1300 était Boniface VIII, mort en 1303.

155 - Dominique ne demanda pas au Saint-Siège des avantages matériels, mais l’approbation de sa règle, qui lui fut accordée par Honorius III, en 1216.

156 - L’Ordre des dominicains, les dominicaines, et le Tiers-Ordre de Saint-Dominique.

157 - Le sillon tracé par saint François lui-même ; cette interprétation semble s’imposer, mais l’expression du poète ne brille pas par la précision.

158 - Les fûts remplis de bon vin font du tartre ; si le vin est mauvais, ou si le fût n’est pas propre, celui-ci moisit.

159 - II y a encore de bons franciscains. Il ne faut pourtant pas les chercher dans Casai de Montferrat, patrie de Frère Ubertino de Todi, chef des spirituels, qui prétendaient « raidir » exagérément la doctrine de l’ordre et maintenir avec sévérité la rigueur de la règle ; ni dans Acquasparta, patrie de Matteo Bentivenga, ministre général de l’ordre et cardinal, chef du parti des conventuels, qui voulaient adoucir et relâcher la règle dictée par le fondateur de l’ordre.

160 - Saint Bonaventure (1221-1274), franciscain, ministre général de son ordre et cardinal, appelé aussi le Docteur séraphique, fut auteur d’un grand nombre d’ouvrages théologiques. Il dit avoir toujours méprisé les choses du monde et les avantages matériels, qui sont symbolisés par la main gauche.

161 - Augustin, qui mourut en même temps que saint François et Illuminato de Rieti, mort vers 1280, furent des compagnons de la première heure du saint d’Assise. Ils font partie, comme tous ceux que saint Bonaventure nomme en les montrant à Dante, de la ronde qui vient de approcher avec ce saint, et qui forment, avec le choeur de saint Thomas d’Aquin, les « vingt-quatre fleurons » déjà Mentionnés plus haut.

162 - Hugues de Saint-Victor (1097-1141), célèbre théologien mystique ; Pierre le Mangeur (7-1179), chancelier de l’Université de Paris, auteur d’une Histoire scolastique non moins célèbre ; Pierre l’Espagnol (1226-1277), en réalité d’origine portugaise, élu pape en 1276 sous le nom de Jean XXI, auteur de « douze livres » intitulés Summulae logicales.

163 - Nathan s’illustra par les reproches qu’il adressa à David, au sujet de la femme et de la mort d’Urie ; saint Jean Chrysostome (347-407), patriarche de Constantinople, l’un des plus grands théologiens de Église orientale ; saint Anselme (1037-1109), abbé de Canterbury, bénédictin ; Élius Donat, grammairien du IVe siècle après J.-C., auteur d’une Ars grammatica qui servit de manuel scolaire pendant de longs siècles.

164 - Raban Maur (767-856), archevêque de Mayence et écrivain très fécond ; Joachim de Celico en Calabre, fondateur en 1189 d’un nouvel ordre et abbé du couvent de Fiore, fut commentateur de l’Apocalypse et passe pour avoir été auteur d’une série de prophéties qui circulèrent et s’imprimèrent souvent jusqu’au XVIe siècle.

 


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