Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 08



Les gens pensaient jadis, au temps de leur danger (68),
que la belle Cypris faisait irradier
le fol amour, tournant au troisième épicycle (69).

C’est pourquoi les Anciens, dans leur antique erreur,
lui rendaient des honneurs, faisant non seulement
des invocations avec des sacrifices,

mais adoraient aussi Dione et Cupidon,
en tant que mère l’une et l’autre en tant que fils,
et plaçaient cet enfant dans les bras de Didon (70).

C’est d’elle, qui fournit le début de mon chant,
qu’ils ont tiré le nom de l’astre dont tantôt
le soleil vient flatter le front, tantôt la nuque.

Je ne m’aperçus pas que j’y venais d’entrer (71) ;
je fus pourtant bientôt certain de m’y trouver,
en voyant devenir ma dame encor plus belle.

Et comme dans la flamme on voit une étincelle,
ou comme l’on distingue une voix dans une autre,
quand l’une tient la note et l’autre vocalise,

je vis dans sa clarté d’autres flambeaux encore
qui s’agitaient en rond, tournant plus ou moins vite,
je suppose, en suivant leur vue intérieure (72).

Le vent, qu’il soit visible ou non, ne tombe pas
des nuages glacés assez rapidement
pour qu’il ne semble pas trop lent et empêché

à celui qui verrait ces lumières divines
arriver en courant, interrompant la ronde
qu’ils commençaient plus haut, parmi les Séraphins.

Dans celles que je vis venir plus près de nous
sonnait un hosanna si beau, que par la suite
le désir m’est resté de le rentendre encor.

Puis l’une d’elles vint tout à fait près de nous
et fut seule à parler : « Nous sommes toutes prêtes
à te faire plaisir : dis ce que tu désires !

Nous faisons une ronde aussi vite et la même,
avec la même soif, que ces princes célestes
auxquels tu dis jadis, en chantant pour les hommes :

« Vous, du troisième ciel intelligence active » (73) ;
et notre amour est tel que, pour te satisfaire,
un instant de repos nous serait aussi doux. »

Ayant jeté d’abord vers ma dame un regard
empreint d’un grand respect, et ayant reçu d’elle
de son consentement une heureuse assurance,

je retournai les yeux vers la voix de lumière
qui venait de s’offrir : « Qui fûtes-vous, de grâce ? »
lui demandai-je alors affectueusement.

Comme et combien je vis s’augmenter tout à coup,
à ce nouveau bonheur qui venait s’ajouter,
quand je lui répondis, à sa première joie !

En brillant de la sorte, elle finit par dire :
« Mon temps fut bref là-bas ; mais si j’avais vécu,
bien des maux qui seront n’auraient jamais eu lieu.

Mon état bienheureux qui rayonne alentour
me dérobe au regard et te cache mes traits,
à l’instar de l’insecte en ses langes de soie.

Tu m’as beaucoup aimé : ce n’est pas sans raison,
car, si j’avais vécu, je t’aurais pu montrer
de mon amour pour toi plus que les simples feuilles (74).

Le pays qui du Rhône atteint la rive gauche
après que celui-ci reçoit l’eau de la Sorgue,
savait que je devais être un jour son seigneur ;

et d’Ausonie aussi cette pointe où fleurissent
Gaëte avec Catone et Bari, lorsqu’on passe
l’endroit où Tronte et Vert se jettent dans la mer.

Mais déjà sur mon front scintillait la couronne
de cet autre pays que baigne le Danube
après avoir quitté les rives allemandes.

Trinacria la belle en même temps (noircie
de Pachine à Pélore, au-dessus de ce golfe
qui soutient de l’Eurus les plus rudes assauts,

par le soufre qui sort, et non pas par Typhée) (75),
pourrait attendre encor les rois qui sont les siens
et descendraient par moi de Rodolphe et de Charles,

si le gouvernement de ces mauvais seigneurs,
pesant comme il le fait sur le peuple opprimé,
n’eût soulevé Palerme aux cris d’« À mort ! À mort ! »

Si mon frère pouvait prévoir à temps ces maux,
il saurait éviter l’avide pauvreté
des Catalans (76), et fuir le danger qui le guette ;

car effectivement il faut qu’il prenne soin
lui-même ou quelqu’un d’autre, afin que son esquif,
déjà trop alourdi, ne prenne plus de charge.

D’ancêtres généreux il descendit avare ;
et il aurait besoin de chercher des ministres
qui sachent faire mieux qu’empiler dans les coffres. »

« Croyant, comme je crois, que l’immense allégresse
que ton discours, seigneur, verse dans ma poitrine,
telle que je la vois, est visible à tes yeux,

à l’endroit où tout bien se termine et commence,
cela me réjouit d’autant ; et plus encore,
sachant que tu la vois en regardant en Dieu.

Toi qui me rends heureux, rends mon esprit plus clair,
puisque par tes propos tu suscites ce doute :
comment la graine douce engendre l’amertume ? » (77)

Ainsi lui dis-je ; et lui : « Si je puis te montrer
certaine vérité, tu verras clairement
que tu tournes le dos à ce que tu dois voir.

Le Bien qui met en branle et rend heureux le règne
où tu montes, répand sa providence en sorte
qu’elle devient vertu dans chacun de ces astres ;

et son intelligence étant parfaite en soi,
non seulement prévoit chaque nature à part,
mais de chacune aussi le salut éternel.

Ainsi donc, chaque trait qui jaillit de cet arc
s’en va prêt à toucher la fin prédestinée,
comme la flèche vole et touche droit au but.

Si cela n’était pas, le ciel où tu chemines
produirait ses effets dans un si grand désordre,
qu’au lieu d’être un concert, ce seraient des ruines ;

ce qui ne peut pas être, à moins d’être imparfaits
les esprits dont le ciel reçoit le mouvement,
et le premier de tous, qui les fit imparfaits (78).

Sur cette vérité veux-tu plus de lumière ? »
« Oh non ! lui répondis-je ; on ne saurait, je vois,
fatiguer la nature en ce qu’elle doit faire. »

« Maintenant dis, fit-il : sur la terre, la vie
pour l’homme, sans cité, serait-elle aussi bonne ? »
Je répondis : « Non, non : la preuve est inutile. »

« Et la cité peut-elle exister, sans qu’on vive
de diverses façons et dans divers états ?
Si votre philosophe a bien écrit (79), c’est non. »

Et progressant ainsi dans ses déductions,
il conclut à la fin : « II faut donc que la source
de vos effets futurs soit diverse elle-même :

c’est ainsi que l’un naît Solon, l’autre Xerxès,
l’autre Melchisédec, et l’autre enfin, celui
qui perdit son enfant en volant dans les airs (80).

Car les cercles des cieux, pour la cire mortelle,
sont pareils à des sceaux qui font bien leur office,
mais ne distinguent pas les objets de leur choix.

De là vient qu’il fut si peu ressemblant
à son frère Jacob ; et Quirinus descend
d’un sang tellement vil, qu’on l’a fait fils de Mars (81).

La nature engendrée emboîterait le pas,
répétant simplement le pouvoir générant (82),
si par la Providence elle n’était guidée.

Or, tu vois devant toi ce qui restait derrière ;
mais pour mieux te montrer mon plaisir de te voir,
je vais y ajouter encore un corollaire.

La nature qui trouve adverse la fortune,
de même que le grain qui vient parfois tomber
dans un mauvais terrain, ne donne rien de bon.

Si le monde, là-bas, s’appliquait davantage
à respecter les lois que dicte la nature,
toutes les braves gens auraient de bonnes places.

Pourtant, vous détournez vers la religion
tel qui semble être fait pour empoigner le glaive,
et laissez sur le trône un faiseur de sermons (83),

ce qui met vos sentiers bien loin des bons chemins. »

 

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68 - Au temps de leur perdition, au temps où ils n’avaient pas le moyen de se sauver : à l’époque du paganisme.

69 - Vénus, la troisième étoile selon l’astronomie ancienne, passait pour diffuser une influence amoureuse et sensuelle. Il convient de répéter que la lune, les planètes et le soleil, du point de vue de Dante, sont tous des étoiles.

70 - Allusion à un passage de L’Énéide, où Cupidon prend l’aspect du fils d’Énée pour rendre Didon amoureuse de celui-ci.

71 - Suivant la croyance ancienne, Dante placera dans ce troisième ciel les âmes bienheureuses dont la vie a été marquée par l’influence de l’astre qui préside à l’amour.

72 - II a déjà été dit plus haut (Paradis, note 24) que les différences entre les objets s’expliquent par le degré d’intensité des influences venues des cieux les plus hauts, et en dernière analyse par l’intensité de leur vision de Dieu.

73 - En italien : Voi che ‘ntendendo il terzo ciel movete. C’est le commencement d’une chanson de Dante (Convivio, II, 2), adressée précisément aux anges ou aux intelligences suprêmes qui mettent en mouvement le ciel de Vénus, et qui répandent, par conséquent, les influences amoureuses. Les anges qui dansent au troisième ciel appartiennent au choeur des princes.

74 - Celui qui parle est Charles Martel, fils aîné de Charles II d’Anjou, roi de Naples ; couronné roi de Hongrie en 1290, il mourut en 1295, lorsqu’il n’avait que vingt-quatre ans. En 1294, il avait fait un séjour à Florence, où il dut connaître Dante. La Provence méridionale et le Royaume de Naples auraient dû lui revenir, s’il n’était pas mort prématurément.

75 - La Sicile (anciennement Trinacria, à cause de sa forme triangulaire), qui voit sa côte ionienne, du cap Passaro (Pachino) au sud au cap Faro (Pélore) au nord, noircie par le volcan issu, non pas de la sépulture du géant Typhée, comme le prétend la légende, mais des émanations sulfureuses de cette région ; la Sicile elle-même appartiendrait toujours aux descendants de Rodolphe de Habsbourg et de Charles d’Anjou, si elle avait été mieux gouvernée, et si l’on avait su prévenir la sanglante révolte des Vêpres siciliennes.

76 - Robert, frère cadet de Charles Martel et roi de Naples à partir de 1309, avait été otage de son père en Catalogne, et en était revenu entouré d’une cour de Catalans, auxquels il aimait confier des postes importants.

77 - Comment d’un père tel que Charles II d’Anjou, connu pour ses largesses, peut-il naître un fils aussi avare que Robert ?

78 - Si tout n’était pas prévu par la Providence, il en résultait un désordre tel, que l’on serait obligé d’admettre que les anges sont imparfaits, puisque ce sont eux qui font tourner les cieux et disposent de leur influence ; et s’ils l’étaient, il en résulterait que leur auteur aussi, qui n’est autre que Dieu, serait imparfait.

79 - Aristote, qui, dans L’Éthique, avait démontré le besoin je variété dans les penchants et les métiers des hommes.

80 - Dédale.

81 - Des jumeaux tels qu’Esaù et Jacob peuvent ne pas se ressembler ; d’autres fois, les enfants ne ressemblent nullement aux parents, témoin Romulus, grand héros né d’un père vil.

82 - Le fils serait en tout semblable au père.

83 - C’est peut-être une allusion aux deux frères de Charles Martel lui-même. L’un, Louis, avait été franciscain et mourut archevêque de Toulouse ; l’autre, Robert, déjà cité plus haut, fut roi de Naples, mais aimait faire des sermons, dont on sait qu’il a composé et prononcé environ trois cents.

 


Dante

 

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