Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 26



Argument du Chant 26

Les deux poètes sont arrivés au huitième bolge; ils y voient briller une infinité de flammes dont chacune enveloppe, comme un vêtement, un pécheur qu'elle dérobe à la vue. C'est ainsi que sont punis les fourbes, mauvais conseillers, instigateurs de perfidie et de trahison. Une de ces langues de feu, se partageant comme en deux branches vers son extrémité, renferme deux ombres à la fois, celle d'Ulysse et celle de Diomède. A la prière de Virgile, Ulysse raconte ses courses aventureuses, son naufrage et sa mort.

 


Chant 26

Tu peux te réjouir, glorieuse Florence,
Sur la terre et la mer ton aile plane immense,
Et ton nom se répand jusqu'au fond de l'Enfer !

Parmi ces hauts larrons qu'a frappés l'anathème,
J'en ai vu cinq des tiens : j'en ai rougi moi-même,
Et toi, de cet honneur, mon pays, es-tu fier ?

Mais, j'en crois du matin les songes infaillibles,
Bientôt tu sentiras l'effet des vœux terribles
Que Prato, Prato même a formés contre toi.

Justice inévitable et déjà bien tardive !
Puisqu'elle doit frapper, plaise à Dieu qu'elle arrive !
Avec l'âge, le coup sera plus lourd pour moi.

Nous partîmes alors, et contraints de reprendre
Le rocher qui servit d'escalier pour descendre,
Mon guide remonta, m'entraînant avec lui.

Et poursuivant ainsi le chemin solitaire
Par les aspérités du rocher circulaire,
Pour dégager le pied, la main servait d'appui.

J'étais triste, et mon âme est encore assiégée
Par ces poignants tableaux qui l'avaient affligée,
Et je dompte mon cœur autant que je le peux,

Pour marcher dans la voie où la vertu me guide,
Et ne pas m'envier, en perdant son égide,
Les dons reçus du Ciel ou de mon astre heureux.

Ainsi qu'un villageois couché sur la colline,
Quand le soleil d'été, qui sur le mont décline,
A dardé plus longtemps ses rayons bienfaisants,

A l'heure où le cousin vole seul et murmure,
Au milieu des épis et de la vigne mûre,
Voit en foule à ses pieds briller les vers luisants :

Ainsi, quand du rocher mon pied toucha la cime,
J'aperçus mille feux ; tout au fond de l'abîme
Dans la huitième fosse ensemble ils éclataient.

Tel, celui dont les ours vengèrent la querelle
Vit fuir le char d'Élie à la voûte immortelle, »
Quand les chevaux de feu vers le ciel l'emportaient :

Son œil qui le suivait, perdu dans l'atmosphère,
N'aperçut bientôt plus qu'une flamme légère,
Comme un faible nuage égaré dans le ciel ;

Tel, dans ce gouffre ouvert où le regard se noie,
Je voyais se mouvoir, en me cachant leur proie,
Ces feux qui recelaient chacun un criminel !

Je penchais pour mieux voir et le corps et la tête;
Ma main seule du roc tenait encor l'arête
Et m'empêchait de choir dans le gouffre béant.

Et mon guide, observant ma pensée attentive,
Me dit : « Dans chaque flamme est une âme captive ;
C'est un habit de feu qui recouvre en brûlant. »

— « O mon maître, ta voix confirme, répondis-je,
Le soupçon que j'avais déjà de ce prodige,
Déjà je m'apprêtais même à te demander

Quel est ce feu qui là s'élève et se partage,
Comme sur le bûcher où, ranimant leur rage,
Deux frères ennemis ne purent s'accorder ? »

Il me dit : « Cette flamme, ineffable supplice,
Enferme dans son sein Diomède avec Ulysse,
Unis dans le forfait, unis dans le tourment.

Perfides tous les deux, ils payent dans la flamme
Leur fourbe, et ce cheval qui, funeste à Pergame,
Fut du monde romain le premier fondement.

Ils y pleurent la ruse avec Achille ourdie
Dont morte les accuse encor Déidamie,
Et du Palladium le rapt audacieux. »

— « O maître, dis-je alors, si ces illustres âmes
Peuvent se faire entendre au travers de leurs flammes,
Qu'une prière en vaille un millier à tes yeux !

Ah ! par grâce, attendons ! souffre que je m'arrête
Jusqu'à ce que la flamme élève ici sa tête.
Vois, le désir me tient penché vers ces héros !»

Il me dit : « Ta prière est bien digne sans doute
D'être prise en faveur, et ton maître l'écoute ;
Mais garde le silence et te tiens en repos.

Laisse-moi leur parler; au fond de ta pensée
Je sais lire, et peut-être à ta voix empressée,
Étant Grecs, ils feraient un accueil méprisant, »

Le feu montait toujours, et quand durent paraître
L'endroit et le moment propices à mon maître,
Je l'entendis qui prit la parole en disant :

— « Vous qu'une même flamme enveloppe et dévore,
Si je vous ai servis quand je vivais encore,
Et fait sur vos tombeaux quelques myrtes fleurir,

Alors que j'écrivis mon immortel ouvrage,
Arrêtez ! qu'un de vous dise sur quel rivage,
Artisan de sa perte, il est allé mourir ! »

Alors le plus grand bras de la flamme coupable
Vacille et fait entendre un murmure semblable
Au sifflement du feu tourmenté par le vent.

Puis voici que sa crête en tous sens se promène,
S'élevant, s'abaissant comme une langue humaine
Et profère ces mots exhalés sourdement :

— « Loin des bords appelés Gaëte par Énée
Lorsque je pris la fuite après plus d'une année
Et rompis de Circé le filet enchanteur;

Ni le doux souvenir d'un fils, ni mon vieux père,
Ni l'amour qu'attendait l'épouse toujours chère,
Qui seul de Pénélope aurait fait le bonheur ;

Rien ne put vaincre en moi cette ardeur sans seconde,
Qui me brûlait de voir et d'étudier le monde
Et l'homme et ses vertus et sa perversité.

Et sur la haute mer tout seul je me hasarde
Avec un seul navire et cette faible garde.
Qui partagea mon sort et ne m'a point quitté.

J'ai vu battant les flots dans tous les sens, l'Espagne,
Les côtes du Maroc et l'île de Sardagne,
Tous les bords que la mer baigne de vertes eaux.

Nous étions, mes amis et moi, brisés par l'âge,
Quand nous vînmes enfin à cet étroit passage,
Où le divin Alcide érigea ses signaux,

Afin d'arrêter l'homme en sa course indocile.
A ma droite, pourtant, je laissai fuir Séville;
A ma gauche, Ceuta fuyait dans le lointain.

Malgré tous les périls et les destins contraires
Nous touchons l'Occident, m'écriai-je, ô mes frères !
Pour un reste de vie éphémère, incertain,

Quand vos yeux pour toujours vont se fermer peut-être,
Ne vous ravissez pas ce bonheur de connaître
Par delà le soleil un monde inhabité !

Vous êtes, songez-y, de la race de l'homme !
Non pour vivre et mourir comme bêtes de somme,
Mais pour suivre la gloire et pour la vérité ! »

Cette courte harangue allume leur courage;
Ils brûlent d'accomplir jusqu'au bout leur voyage,
Et pour les arrêter il eût été trop tard.

Et, la poupe tournée au levant, nous voguâmes,
Effleurant l'onde à peine et volant sur nos rames,
Poussant vers l'Occident notre voile au hasard.

Déjà, de l’autre pôle où s'égarent nos voiles
La nuit a déployé sur son front les étoiles ;
Le nôtre à l'horizon déjà fuit et décroît.

Cinq fois mourait, cinq fois s'allumait dans la brune
Cette pâle clarté qui tombe de la lune,
Depuis que nous étions entrés dans le détroit,

Lorsque nous apparut, à travers la distance,
Une montagne obscure encore, mais immense ;
Jamais je n'avais vu mont si grand ni si beau.

Mais notre courte joie en des larmes se change :
Soudain du Nouveau-Monde un tourbillon étrange
S'élève et vient au flanc frapper notre vaisseau,

Trois fois le fait tourner en amoncelant l'onde,
Puis soulève la poupe, et dans la mer profonde
Fait descendre la proue au gré d'un bras jaloux,

Jusqu'à ce que la mer se referme sur nous. »

 


Dante

 

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