Béroul (1145-1200)
Recueil : Tristan et Iseut

Tristan et Iseut - Traduction en prose moderne


 

... qu'il ne fasse semblant de rien. Elle s'approche de son ami. Ecoutez comme elle prend les devants :

"Tristan, pour Dieu le roi de gloire, vous vous méprenez, qui me faites venir à cette heure ! "

Elle feint alors de pleurer...

"Par Dieu, créateur des éléments, ne me donnez plus de tels rendez−vous. Je vous le dis tout net, Tristan, je ne viendrai pas. Le roi croit que j'ai éprouvé pour vous un amour insensé, mais, Dieu m'en soit témoin, je suis loyale : qu'Il me frappe si autre homme que celui qui m'épousa vierge fut jamais mon amant ! Les félons de ce royaume que vous avez sauvé en tuant le Morholt peuvent toujours lui faire croire à notre liaison, car c'est leur faute, j'en suis sûre : mais, Seigneur Tout Puissant, vous ne pensez pas à m'aimer, et je n'ai pas envie d'une passion qui me déshonore. Que je sois brûlée vive et qu'on répande au vent ma cendre, plutôt que je consente à trahir mon mari même un jour ! Hélas ! le roi ne me croit pas ! J'ai lieu de m'écrier : Tombée de haut !

Salomon dit vrai : ceux qui arrachent le larron du gibet s'attirent sa haine ! Si les félons de ce royaume..."

"... Ils feraient mieux de se cacher. Que de maux avez−vous soufferts, quand vous fûtes blessé lors du combat contre mon oncle ! Je vous ai guéri. Si vous m'aviez alors aimée, c'eût été normal ! Ils ont suggéré au roi que vous étiez mon amant. Si c'est ainsi qu'ils croient faire leur salut ! ils ne sont pas près d'entrer au paradis. Tristan, ne me faites plus venir nulle part, pour rien au monde : je n'oserai y consentir. Mais sans mensonge, il est temps que je m'en aille. Si le roi le savait, il me soumettrait au supplice, et ce serait fort injuste : oui, je suis sûre qu'il me tuerait. Tristan, le roi ne comprend pas non plus que si j'ai pour vous de l'affection, c'est à cause de votre parenté avec lui : voilà la raison de mon estime. Jadis, je pensais que ma mère chérissait toute la famille de mon père, et je l'entendais dire qu'une épouse n'aimait pas son mari lorsqu'elle montrait de l'antipathie à ses parents. Oui, je le sais bien, elle disait vrai. C'est à cause de Marc que je t'ai aimé, et voilà la raison de ma disgrâce...

− [Le roi n'a pas tous les torts] ... ce sont ses conseillers qui lui ont inspiré d'injustes soupçons.

− Que dites−vous, Tristan ? Le roi mon époux est généreux. Il n'aurait jamais imaginé de lui−même que nous puissions le trahir. Mais on peut égarer les gens et les inciter à mal agir. C'est ce qu'ils ont fait. Je m'en vais, Tristan : c'est trop tarder.

− Ma dame, pour l'amour de Dieu ! Je vous ai appelée, vous êtes venue. Ecoutez ma prière. Vous savez comme je vous chéris ! "

Tristan, aux paroles d'Yseut, a compris qu'elle a deviné la présence du roi. Il rend grâces à Dieu. Il est sûr qu'ils sortiront de ce mauvais pas.

"Ah ! Yseut, fille de roi, noble et courtoise reine, c'est en toute bonne foi que je vous ai mandée à plusieurs reprises, après que l'on m'eut interdit votre chambre, et depuis je n'ai pu vous parler. Ma dame, j'implore votre pitié : souvenez−vous de ce malheureux qui souffre mille morts, car le fait que le roi me soupçonne d'être votre amant me désespère, et je n'ai plus qu'à mourir... [Que ne fut−il assez avisé] pour ne pas croire les délateurs et ne pas m'exiler loin de lui ! Les félons de Cornouaille en éprouvent une vile joie et s'en gaussent. Mais moi, je vois bien leur jeu : ils ne veulent pas qu'il garde à ses côtés quelqu'un de son lignage. Son mariage a causé ma perte. Dieu, pourquoi le roi est−il si insensé ? J'aimerais mieux être pendu par le col à un arbre plutôt que d'être votre amant. Mais il ne me laisse même pas me justifier. Les traîtres qui l'entourent excitent contre moi sa colère, et il a bien tort de les croire. Ils l'ont trompé, et lui n'y voit goutte.

Ils n'osaient pas ouvrir la bouche, quand le Morholt vint ici, et il n'y en avait pas un qui osât prendre les armes. Mon oncle était là, accablé : il aurait préféré la mort à cette extrémité. Pour sauver son royaume, je m'armai, je combattis, et je le débarrassai du Morholt. Mon oncle n'aurait pas dû croire les accusations des délateurs. Souvent, je m'en désespère. Sait−il l'étendue du mal qu'il commet ? Oui, il s'en rendra compte un jour. Pour l'amour du fils de Marie, ma dame, allez lui dire sans tarder qu'il fasse préparer un feu, et moi j'entrerai dans la fournaise : si je brûle un poil de la haire que j'aurai revêtue, qu'il me laisse consumer tout entier. Car je sais bien qu'il n'y a personne dans sa cour pour oser combattre contre moi. Noble dame, prenez pitié. Je vous implore. Intervenez pour moi auprès du roi qui m'est si cher. Quand je débarquai en ce pays...

Mais il est mon seigneur et j'irai le trouver.

− Croyez−moi, Tristan, vous avez tort de me faire cette requête, et de m'inciter à lui parler de vous pour obtenir votre pardon. Je ne veux pas encore mourir, et je me révolte à l'idée d'un tel suicide. Il vous soupçonne d'être son rival, et moi, j'intercèderais pour vous ? Ce serait trop d'audace. Non, Tristan, je m'y refuse, et vous avez tort de me demander cela. Dans ce pays, je suis seule. Sa demeure vous est interdite à cause de moi : s'il m'entendait plaider votre cause, il aurait toutes les raisons de me croire insensée. Non, je ne lui dirai pas un mot. Mais je vais vous avouer quelque chose, et il faut que vous le sachiez bien : s'il vous pardonnait, mon cher seigneur, et s'il oubliait sa rancoeur et sa colère, j'en serais pleine de joie. Mais s'il avait vent de cette équipée, je n'aurais, j'en suis sûre, aucun recours et mourrais. Je m'en vais, mais ne dormirai guère. Je crains tant que quelqu'un ne vous ait vu venir ici ! Si le roi entendait dire que nous nous sommes rencontrés, il n'y aurait rien de surprenant à ce qu'il me fasse brûler vive. Je tremble, j'ai peur, si peur que je m'en vais : j'ai trop demeuré."

Yseut s'en va, et il la rappelle : "Madame, pour l'amour de Dieu qui naquit d'une vierge, aidez−moi, je vous en prie. Je sais que vous n'osez rester plus longtemps. Mais à part vous, à qui m'adresser ? Oui, le roi me hait. Mais j'ai mis en gage mon équipement. Faites−le moi rendre : je m'enfuirai et je n'aurai pas l'audace de m'attarder. Je connais ma valeur, et dans tous les pays sous le soleil, il n'est pas une cour, j'en suis sûr, dont le seigneur ne m'honorera si je m'y rends ; et tel que je connais mon oncle, Yseut, sur ma tête, avant un an, il se repentira de m'avoir soupçonné, et sera prêt, croyez−moi, à payer son poids d'or pour réparer sa méprise.

Yseut, pour l'amour de Dieu, sauvez−moi, et rendez−moi quitte envers mon hôte.

− Sachez−le, Tristan, vos discours m'effarent. Vous voulez absolument me perdre. Vous ne parlez pas en ami loyal. Vous savez bien la méfiance, justifiée ou non, de mon mari. Par le Dieu de gloire qui créa le ciel et la terre et nous fit naître, si je lui glisse un mot des gages que vous me demandez de libérer, les choses ne lui sembleront que trop claires. Pourtant je ne saurais avoir le front de lésiner, croyez−moi bien".

Alors Yseut s'en est allée, et Tristan l'a saluée en pleurant. Sur le perron de marbre gris, je le vois appuyé, qui se lamente:

"Mon Dieu, que saint Evroult m'assiste ! Quel malheur imprévu, de fuir si démuni ! Je n'emporterai ni armes ni cheval, et n'aurai d'autre compagnon que Governal. Seigneur ! d'un homme sans ressources, on ne fait pas grand cas. Quand je serai en exil et que j'entendrai un chevalier parler de guerre, je n'oserai sonner mot : à qui n'a rien, inutile d'ouvrir la bouche. C'est l'heure d'affronter la mauvaise fortune. Elle m'a déjà bien malmené, la rancune du roi ! Cher oncle, il me connaissait mal celui qui a cru que j'avais séduit la reine.

Jamais je n'eus désir d'une telle folie. Ce serait bien vil de ma part..."

Le roi, qui se tenait là−haut dans l'arbre, a bien observé l'entretien et entendu toute la conversation. La pitié étreint son coeur, et rien au monde ne saurait l'empêcher de pleurer : il éprouve un tel chagrin ! Il déteste le nain de Tintagel.

"Hélas, se dit−il, je viens de constater la trahison du nain. Il m'a fait grimper à cet arbre. Il s'est bien joué de moi. Mensonge pendable que sa délation ! Il a excité ma colère et attisé ma rancoeur contre ma femme.

J'ai été fou de le croire. Il va payer. Si je puis l'agripper, il mourra par le feu. Sa mort sera plus horrible que celle de Segoçon, que Constantin fit châtrer quand il le surprit avec sa femme. Il avait couronné celle−ci à Rome, et elle avait à son service les meilleurs chevaliers.

Il la chérissait et la comblait d'honneurs. Mais il finit par la maltraiter et s'en repentit."

Tristan s'en est allé depuis longtemps. Le roi descend de l'arbre. Dans son coeur, il se promet de croire désormais sa femme et de ne plus écouter les barons du royaume, qui l'abreuvent de calomnies : lui−même a constaté que leurs accusations étaient fausses et mensongères... Il tient absolument à punir le nain de son épée : il ne tiendra plus de propos félons. Et lui−même ne soupçonnera plus Tristan d'aimer Yseut, mais leur permettra de se rencontrer à leur gré dans la chambre royale.

"A présent, je suis convaincu. Si on m'avait dit vrai, ce n'est pas ainsi qu'eût fini l'entretien. S'ils s'étaient aimés d'amour fou, ils ne se seraient pas gênés, et je les aurais vu s'embrasser. Or je les ai tant entendu se lamenter que je sais bien à présent qu'ils n'y pensent guère. Pourquoi croire à un tel crime ? J'en suis honteux et m'en repens. C'est sottise que de prêter foi à n'importe qui. J'aurais dû faire la preuve de leur innocence bien avant d'aspirer sottement à les surprendre. Ils peuvent bénir cette nuit qui les a réunis. Témoin de leur rencontre, j'ai tant appris que ma méfiance s'évanouit à jamais.

Au petit jour, Tristan aura sa récompense : il aura licence d'aller dans ma chambre à son gré. C'en est fini du projet de fuite qu'il nourrissait ce matin."

Oyez maintenant de Frocin, le nain bossu. Il était sorti et regardait le ciel. Il vit Orion et Vénus. Il connaissait le cours des étoiles et observait les sept planètes. Il savait l'avenir. Quand il entendait dire qu'un enfant était né, il définissait tout son horoscope. Le nain Frocin, plein de fourbe, s'ingéniait à perdre celui qui le tuerait un jour. Il a vu la conjonction des astres ; la colère le rend blême et l'étouffe. Il connaît le danger que le roi lui fera courir : il tentera par tous les moyens de l'écarter. Le visage défait, il s'enfuit au plus vite vers le Pays de Galles. Le roi le fait activement rechercher : en vain, ce qui le chagrine fort.

Yseut est entrée dans sa chambre. Brangien la voit toute livide. Elle a deviné que la reine a été bouleversée par quelque entretien, d'où son émoi et sa pâleur. [Elle lui en demande la cause]... Yseut répond : "Chère gouvernante, j'ai mes raisons pour être si triste et songeuse.

Brangien, je vous dirai tout : je ne sais qui nous a trahis, mais le roi Marc était caché dans les branches, au−dessus du perron de marbre. J'ai vu son reflet dans la fontaine. Grâce à Dieu, c'est moi qui ai parlé la première. De ce qui m'amenait là, je n'ai pas soufflé mot, croyez−moi : que tragiques plaintes, que tragiques gémissements. Je l'ai blâmé de m'avoir fait venir, tandis qu'il me priait de le réconcilier avec mon mari qui, à grand tort, lui reprochait de m'aimer, et je lui ai dit que sa requête était insensée, car jamais plus je ne lui accorderais d'entretien, ni ne plaiderais sa cause devant le roi. Je ne me rappelle plus mes autres propos : il y eut beaucoup de soupirs. Et jamais le roi n'a pu découvrir quoi que ce soit ni sonder mes réelles pensées. Je me suis tirée de ce mauvais pas."

Brangien se réjouit de ces paroles :

"Yseut, ma dame, Dieu qui jamais ne mentit a eu grand'pitié de vous, quand il vous a permis de clore sans faux pas un entretien où le roi n'a rien constaté qui ne pût être pris en bonne part. Oui, Dieu vient d'accomplir un grand miracle. Il est vraiment Notre Père, Celui qui ne veut pas que souffrent ceux qui sont généreux et loyaux."

Tristan, de son côté, avait raconté à son maître, dans le détail, le déroulement de l'affaire. A ce récit, Governal rendit grâces à Dieu, qui a évité le pire.

Le roi ne retrouva pas son nain. Hélas ! voilà qui fera tort à Tristan ! Marc vient à sa chambre. Yseut l'interpelle, qui le craint fort :

"Seigneur, pour l'amour de Dieu, d'où venez−vous ? Quelle urgence vous pousse à vous déplacer sans escorte ?

− Madame, je veux m'entretenir avec vous et j'ai une question à vous poser. Ne me cachez rien, car je veux tout savoir.

− Seigneur, je ne vous ai jamais menti. Dussé−je périr sur le champ, je dirai toute la vérité, sans un mot de mensonge.

− Madame, avez−vous revu mon neveu ?

− Seigneur, je vous découvre toute la vérité. Vous ne croirez pas en ma franchise, mais je vais vous parler sans feinte. Oui, je l'ai vu et je lui ai parlé. J'étais avec votre neveu sous le pin. A présent, faites−moi mourir, si telle est votre volonté. Oui, je l'ai vu. C'est très grave, puisque vous croyez que j'aime Tristan, que je suis une catin et que je vous trompe. J'en suis si malheureuse que cela m'est égal, si vous exigez que je me rompe les os. Mais, seigneur, pour cette fois, pitié ! Je vous ai dit vrai : si vous ne m'en croyez, et si vous écoutez une parole mensongère qui ne conte que du vent, ma bonne foi me sauvera. Tristan votre neveu est donc venu sous le pin qui est ici, dans le jardin. Il m'a donné rendez−vous sans ajouter rien de plus, et je ne pouvais me montrer trop sévère : c'est par lui que je suis votre femme et la reine. Ah ! sans ces bandits qui vous dénoncent des chimères, j'aurais joie à le traiter comme il convient. Seigneur, je vous suis soumise, et Tristan, que je sache, est votre neveu. C'est à cause de vous que je lui ai voué tant d'amitié. Mais les délateurs et les traîtres qui veulent l'éloigner de la cour vous font croire à des calomnies. Tristan s'en va : Dieu leur donne de subir l'infamie qu'ils méritent ! Oui, j'ai parlé hier soir à votre neveu : il m'a supplié avec désespoir, seigneur, de vous réconcilier avec lui. Je lui ai dit, moi, de s'en aller et de ne plus jamais me donner rendez−vous, parce que je refuserais et que je n'interviendrais pas pour lui auprès de vous. Seigneur, je suis sincère : il ne se passa rien de plus. Si vous l'exigez, je mourrai, mais ce sera bien à tort.

Tristan s'en va parce que vous êtes fâché contre lui. Il s'embarque, je le sais bien. Il m'a demandé de lui faire rendre ses gages. Mais je n'ai pas voulu qu'il en récupérât un seul ni qu'il prolongeât l'entretien.

Seigneur, j'ai dit toute la vérité. Si je mens, faites−moi couper le cou. Sachez−le, seigneur, et croyez−moi, je lui aurais fait rendre ses gages, et de bon coeur, si j'avais osé ; mais je n'ai pas voulu seulement lui mettre quatre besants dans son aumônière, de peur que vos courtisans ne jasent. Il s'en va démuni : que Dieu l'accompagne ! Vous avez mal agi en l'exilant : il n'est pas un pays où il ne trouve l'amitié de Dieu."

Le roi savait bien qu'elle disait vrai. Il la laissa parler ; puis il l'étreignit et l'embrassa plus de cent fois.

Yseut pleurait : il l'adjure de se taire, désormais, il aura foi en Tristan et en elle, quoi que disent les délateurs.

Qu'ils aillent et viennent à leur gré. Ce qu'aura Tristan, Marc y aura part, et son propre avoir appartiendra aussi à Tristan. Il ne croira plus les gens de Cornouaille. Puis le roi déclara à la reine que c'était le nain félon Frocin qui lui avait dénoncé l'entretien, et que c'était lui qui l'avait fait monter dans le pin, au−dessus de la fontaine, pour assister, ce soir−là, à leur rencontre.

"Seigneur, vous étiez donc dans le pin ?

− Oui, madame, par saint Martin. Il n'est pas une parole si minime fût−elle, que je n'aie perçue. Quand j'ai entendu Tristan raconter le combat qu'il mena pour moi, j'eus pitié de lui, et il s'en fallut de peu que je ne tombasse de l'arbre ; de même lorsqu'il décrivit le mal qu'il subit en mer, après avoir été blessé par le dragon : vous l'en avez guéri, et l'avez comblé de bienfaits ; ou encore, lorsqu'il vous demanda de l'aider à recouvrer ses gages, quels ne furent pas mes remords ! Vous n'avez pas voulu le libérer de sa dette, et aucun de vous ne s'est approché de l'autre. J'en avais le coeur serré, là−haut sur mon arbre, et je ressentais une douce joie, mais me tins coi.

− Seigneur, j'en suis très heureuse. Vous le savez à présent : nous avions tout loisir, s'il m'avait aimé d'amour insensé. Vous vous en seriez aperçu. Au contraire, n'est−ce pas ? à aucun moment vous ne l'avez vu ni s'approcher, ni me saisir, ni m'embrasser. La preuve est faite qu'il ne m'aime pas de passion vile. Si vous n'aviez pas assisté à l'entretien, vous ne le croiriez pas.

− Mon Dieu, non, répond le roi. Brangien, s'il te plaît, va chercher mon neveu, et s'il te dit quoi que ce soit, ou ne veut pas te suivre, rétorque−lui que je lui ordonne de venir."

Brangien s'écrie :

"Seigneur, il me hait. Il a tort, Dieu en est témoin. Il dit que c'est ma faute, s'il subit votre colère. Il veut ma perte avec acharnement. Mais j'irai : à cause de vous, il n'osera pas me toucher. Je vous en supplie, sire, réconciliez−nous quand il sera ici."

Vous entendez la rusée ! Elle agit en fille d'esprit : elle sait bien qu'elle raconte des histoires, quand elle se plaint de Tristan et de sa rancune.

"Sire, je vais le chercher, dit−elle. Réconciliez−nous, ce sera une bonne action."

Le roi répond : "Je m'y efforcerai. Va vite le chercher, et amène−le ici."

Yseut sourit, et plus encore Marc.

Brangien sort en sautant de joie. Tristan, contre le mur, a tout entendu. Il saisit Brangien par le bras, l'embrasse, et rend grâces à Dieu... Etre avec Yseut aussi longtemps qu'il le désire ! Brangien lui dit :

"Seigneur, le roi, dans cette pièce, a longuement parlé de toi et de ta bien aimée. Il t'a pardonné. Il hait désormais ceux qui t'accusent. Il m'a demandé d'aller te chercher. J'ai répondu que tu m'en voulais. Fais semblant de te faire prier et de ne me suivre qu'à contrecoeur. Si le roi te requiert à mon sujet, fais grise mine."

Tristan l'étreint et l'embrasse. Il est tout joyeux, parce que son bonheur est de nouveau à sa portée. Ils s'en vont à la chambre ornée de fresques où se tiennent Yseut et le roi. Tristan y entre :

"Cher neveu, dit le roi, avance. Pourvu que tu pardonnes à Brangien, je te pardonnerai à mon tour.

− Sire, oncle chéri, écoutez−moi. Vous écartez bien vite le tort que vous avez envers moi, pour avoir cru à des accusations qui me déchiraient le coeur. Un tel outrage, une telle trahison ! Ce serait ma perte, et pour la reine, le scandale. Jamais nous n'avons nourri une telle pensée, Dieu en soit témoin. Vous savez à présent qu'il vous hait, celui qui vous suggère ces monstruosités. A l'avenir, soyez plus avisé. Ne vous emportez ni contre la reine, ni contre moi, qui suis de votre sang.

− Je te le promets, cher neveu."

Tristan est réconcilié avec le roi. Celui−ci lui a donné licence d'être admis dans la chambre royale :

quelle joie ! Tristan y va et vient librement, et le roi n'y voit aucun mal.

Ah ! Dieu, peut−on aimer plus d'un an ou deux sans se trahir ? Il n'est d'amour qui ne se découvre.

Clins d'yeux trop fréquents au partenaire, rendez−vous trop nombreux, en secret ou devant témoins : les amants sont toujours impatients d'être heureux, et multiplient les entretiens. Or il y avait à la cour trois barons : vous auriez peine à trouver plus traîtres. Ils s'étaient juré que, si le roi ne chassait son neveu de son pays, ils ne le toléreraient plus ; ils se retireraient dans leurs châteaux pour préparer une guerre contre Marc.

Or, dans un jardin, sous une ramure, ils viennent de voir la belle Yseut avec Tristan, et leur conduite était intolérable ; plusieurs fois ils les ont surpris qui gisaient tout nus dans le lit de Marc ; car lorsque le roi va chasser en forêt et que Tristan lui dit : "J'en viens", il reste alors au palais et il se rend dans la chambre ; les deux amants y demeurent longtemps ensemble.

"Nous lui révéleront la chose nous−même. Allons voir le roi et dénonçons−lui le scandale. Qu'il nous aime ou qu'il nous haïsse, nous exigeons qu'il bannisse son neveu."

Ainsi en ont−ils unanimement décidé. Les voici qui parlent au roi. Ils l'ont attiré à l'écart :

"Sire, disent−ils, cela ne va pas du tout. Ton neveu et la reine Yseut s'aiment. N'importe qui est en mesure de le constater, et nous jugeons que c'est intolérable."

Le roi les écoute, il soupire, il baisse la tête, il ne sait que dire, il est perplexe.

"Sire, disent les trois félons, oui, c'est inadmissible, car nous sommes sûrs et certains que tu consens à leur forfait et que tu es au courant de cette monstruosité. Que vas−tu faire ? Réfléchis bien. Si tu ne chasses pas ton neveu de ta cour, et définitivement, nous cesserons à jamais de te servir et te ferons sans cesse la guerre. Nous convaincrons beaucoup de nos voisins de quitter une cour où nous ne supporterons pas qu'ils restent. Nous te proposons à présent un choix : à toi de nous dire ta décision.

− Seigneurs, vous êtes mes féaux, et dieu sait combien je suis effaré de voir que mon neveu cherche à me déshonorer. Il a une étrange façon de me servir. Conseillez−moi, je vous le demande. C'est votre devoir, et je ne veux pas diminuer le nombre de mes fidèles. Soyez sûr que je mets mon orgueil de côté.

−Sire, faites venir le nain qui connaît l'avenir. Il est féru de beaucoup de sciences. C'est lui qu'il faut consulter.

Une fois qu'il sera ici, on décidera."

Le nain est arrivé presque aussitôt. Maudit soit−il, ce sale bossu ! L'un des barons l'embrasse, et le roi lui explique l'affaire.

Hélas ! écoutez la trahison par laquelle ce Frocin vient d'abuser le roi ! Maudits soient les devins de son espèce ! Vit−on jamais plus noire félonie que celle dont fut capable ce nabot que Dieu maudisse ?

"Dis à ton neveu d'aller chez le roi Arthur, dans sa ville forte de Carduel, dès le petit jour. Qu'il lui porte au galop un bref sur parchemin qui sera scellé et cacheté de cire. Sire, Tristan dort habituellement au pied de ton lit. Sous peu, cette nuit même, il voudra, je le sais, parler à la reine, pardieu ! avant de remplir cette mission. Aussi, dès la première veille, sors de la chambre. Je le jure par le Très Haut et par l'Eglise romaine, si Tristan l'aime de fol amour, il la rejoindra, et s'il s'y risque sans que je le sache ou sans que tu les surprennes, tue−moi ou livre−moi à tes hommes. Les coupables, pris sur le fait, pourront toujours faire de beaux serments ! Sire, laisse−moi agir et prévoir à ma guise, et attends seulement le soir pour lui dire que tul'envoies là−bas."

Le roi répond : "Ami, ce sera fait." Ils se séparent et chacun va de son côté.

Le nain était très habile ; il ourdit un piège étonnant : il se rendit chez un boulanger, il acheta pour quatre deniers de fleur de farine qu'il enserra dans son giron. Hélas ! que n'eût−il jamais machiné telle

traîtrise !

La nuit, quand le roi eut dîné et que tout le monde monta se coucher, Tristan accompagna le roi dans sa chambre.

"Cher neveu, j'ai besoin de vous. Je veux que vous exécutiez mon ordre. Prenez votre cheval et allez chez le roi Arthur, à Carduel. Faites−lui lire ce bref. Et saluez−le de ma part. Ne restez pas plus qu'un jour."

Tristan écoute les ordres du roi, et lui répond qu'il portera le message :

"Sire, j'irai dès l'aurore.

− Oui, avant la fin de la nuit."

Tristan est très troublé. Entre sa couche et celle du roi, il y a l'écart d'une lance. Il projette un fol dessein.

Il se jure de parler à la reine, s'il le peut, dès que son oncle dormira. Mon Dieu ! quelle erreur ! c'est trop d'audace !

Le nain, cette nuit−là, se tint dans la chambre. Ecoutez comment il remplit sa fonction : entre les deux lits, il répand la fleur de farine, pour que les pas y restent marqués, si l'un des amants rejoint l'autre. La fleur de farine garde bien l'empreinte des pieds. Or Tristan voit rôder le nain qui éparpille la farine. Il pense :

"Que se passe−t−il ? Quel zèle inaccoutumé ! " et se dit :

"Il pourrait bien être en train de répandre la fleur de farine pour faire apparaître notre trace, si nous nous rejoignons. S'y risquer dans ces conditions serait folie : il le saura bien, si j'y vais."

La veille, Tristan, dans la forêt, avait été blessé à la jambe par un grand sanglier ; sa plaie le faisait souffrir : il avait beaucoup saigné. Par malheur, il avait retiré son bandage. Il n'est pas endormi, c'est sûr. Le roi s'est levé à minuit. Il est sorti de la chambre. Le nain bossu l'accompagne.

Dans la chambre, aucune lumière ; point de cierge ni de lampe qui soient allumés. Voilà Tristan debout.

Hélas ! quelle erreur ! Ecoutez : il joint les pieds, calcule son bond, saute, et tombe de tout son poids sur le lit royal. La blessure s'ouvre : elle saigne en abondance. Le sang qui jaillit marque les draps.

La blessure saigne, et Tristan ne sent rien, tant il pense à son plaisir. Le sang s'accumule en plusieurs endroits. Et le nain est là, dehors. Au clair de lune, il a vu nettement les deux amants ensemble ; il en tremble de joie et dit à Marc :

"Sire, si tu ne les prends pas en flagrant délit, fais−moi pendre."

Ils étaient là, les trois félons qui avaient comploté ce mauvais coup. Le roi revient : Tristan l'entend ; il se lève le coeur battant et bondit prestement. Mais tandis qu'il saute, le sang coule, hélas ! de la plaie sur la farine. Mon Dieu ! si la reine avait retiré les draps du lit ! On n'aurait pu, cette nuit−là, rien prouver contre eux ; si elle y avait pensé, elle aurait préservé son honneur. Mais Dieu consentit à un grand miracle qui les sauva.

Le roi revient à la chambre. Le nain, qui lui tient la chandelle, l'accompagne. Tristan feignait de dormir, et il ronflait bruyamment. Personne d'autre dans la chambre, sauf Périnis, couché à ses pieds, immobile, et la reine, sur sa couche. Sur la fleur de farine, le sang, tout chaud, bien visible. Le roi vit les draps sanglants et les traces rouges sur la poudre blanche. Le sang permet au roi d'inculper Tristan. Les trois barons sont dans la chambre. Ils se saisissent brutalement de lui : ils l'avaient pris en haine à cause de sa prouesse et de l'amitié que lui vouait la reine. Ils insultent celle−ci et la menacent : ils s'acharnent à exiger son châtiment. Ils constatent la blessure sanglante à la jambe de Tristan :

"Voilà une preuve irréfutable : vous êtes pris sur le fait, dit le roi. Il ne sert à rien de contester. Oui, dès demain, Tristan, votre mort est certaine."

Tristan lui crie :

"Sire, pitié. Au nom du Dieu qui souffrit la Passion, ne soyez pas insensible à notre prière."

Les félons, eux, s'exclament :

"Sire, c'est l'heure de la vengeance.

− Mon oncle, je n'ai cure de moi. Je sais bien que c'est pour moi l'heure de la chute. Je ne veux pas exaspérer votre fureur, sinon ils auraient déjà payé le mal qu'ils me font : je leur aurais arraché les yeux pour avoir osé me toucher de leurs mains. Je n'ai rien contre vous ; quel que soit mon sort à venir, vous ferez de moi ce que vous voulez, car je suis prêt à le souffrir si cela vient de vous. Mais, sire, pour l'amour de Dieu, ayez pitié de la reine" (il se prosterne) "car personne à votre cour n'aurait perfidement allégué que je fusse par folie l'amant de la reine sans encourir de ma part un défi mortel. Sire, pour l'amour de Dieu, pitié pour Yseut."

Les trois félons, qui sont dans la chambre, ont capturé Tristan et le ligotent, et ils ligotent aussi la reine.

Leur haine est à son comble. Ah ! si Tristan avait su que lui serait refusé le duel judiciaire, il aurait préféré se laisser dépecer tout vif plutôt que d'accepter qu'on les ligotât ainsi tous les deux ; mais il avait une telle foi en Dieu qu'il était sûr et certain, s'il obtenait le combat, que nul n'oserait s'armer ni brandir une épée contre lui. Il se croyait en mesure de se défendre en champ clos. Aussi se garda−t−il avec sang−froid de toute violence devant Marc, mais s'il avait su ce qu'il en était et ce qui allait advenir, il aurait tué les trois félons, sans que le roi pût les sauver. Hélas ! mon Dieu, pourquoi les a−t−il épargnés ? Il s'en serait trouvé mieux.

Le bruit court par la ville que Tristan et la reine Yseut ont été surpris ensemble et que le roi veut leur perte. Humbles et grands pleurent, et souvent on murmure :

"Hélas ! nous avons bien des raisons pour nous lamenter ! Ah ! Tristan, tu es si généreux ! Maudite soit la trahison ! Ces monstres t'ont en leur pouvoir ! Ah ! noble et digne reine, y aura−t−il jamais sur terre princesse qui te vaille ? Méchant nain, voilà le fruit de ta science ! Maudit soit à jamais qui rencontrera le nabot sans le transpercer de sa lance ! Nous te pleurerons, Tristan, ami cher et précieux, quand tu seras mis au supplice ! Oui, ta mort va causer une grande douleur ! Quand le Morholt a débarqué ici pour nous prendre nos enfants, il imposa vite le silence à nos barons, car il n'y en eut pas un qui eût le courage de s'armer contre lui. Mais toi, tu as accepté le combat pour nous défendre, nous, le peuple de Cornouaille. Tu as tué le Morholt. Il t'avait blessé avec son javelot, et tu as failli mourir. Non, nous ne pouvons accepter que tu sois condamné à périr."

Le tumulte monte, et l'irritation.

Tous courent droit vers le palais. Le roi en perd la tête, et sa fureur est grande. Il n'est pas un baron assez influent ou assez hardi pour plaider la clémence. Le jour paraît et la nuit se dissipe. Marc ordonne qu'on assemble des épines et qu'on creuse une fosse. Impérieux, il exige qu'on aille chercher sans tarder des sarments et qu'on les mêle aux épines noires et blanches, avec les racines. C'était l'heure de prime. Les crieurs proclamèrent par tout le pays que toute la population se rendît à la cour. On y vient du plus vite qu'on peut.

Le peuple de Cornouaille est assemblé. Il y a grand murmure, et beaucoup protestent. Nul qui ne se lamente, hormis le nain de Tintagel.

Le roi leur expose qu'il veut que Tristan subisse le bûcher, avec la reine. Tous les sujets de son royaume s'écrient :

"Sire, ce serait un crime horrible, s'ils n'étaient préalablement jugés. Ne les condamnez qu'ensuite, par pitié ! "

Marc leur répond avec fureur :

"Par le Créateur du monde, et de tout ce qu'il contient, dussé−je perdre tout ce que je possède, je le ferai brûler vif, quoi qu'on puisse dire. Maintenant, laissez−moi tranquille."

Il donne l'ordre d'allumer le feu et d'amener Tristan. Il veut que celui−ci soit le premier à mourir. Ses gens vont le chercher. Marc attend.

On traîne Tristan les mains liées. Dieu, comme ils le maltraitent ! Il pleure, mais en vain. Il sort de sa geôle sous les coups. Yseut est en larmes, elle est folle de désespoir :

"Tristan, dit−elle, quel malheur de vous voir ainsi lié et outragé ! Echanger ma vie contre la vôtre me réconforterait tant, mon tendre ami ! Vous seriez en mesure de nous venger."

Seigneurs, écoutez combien le Seigneur Dieu est plein de miséricorde. Il ne veut pas la mort du pécheur.

Il a entendu la douloureuse clameur du petit peuple sur le couple menacé du supplice. Sur le chemin que suivent Tristan et son escorte, il y a une chapelle haut perchée, au sommet d'un escarpement. Elle domine la mer vers le nord. La partie qui constitue le choeur est fondée sur le roc. Au−delà, il n'y que la falaise. La colline est constituée de larges granits. Si un écureuil sautait de là−haut, il n'échapperait pas à la mort.

Dans l'abside, il y avait un vitrail pourpre, oeuvre d'un saint homme. Tristan interpelle ses gardes :

"Seigneurs, voici une chapelle. Pour l'amour de Dieu, permettez que j'y entre. Je vais bientôt mourir. Je prierai Dieu qu'il ait pitié de moi, parce que je suis un grand pécheur. Voyez : il n'y a qu'une entrée, et je sais bien que vous êtes armés. Aucun doute possible : je n'ai pas d'autre issue. C'est par ici que je devrai passer, et quand j'aurai fini de prier, je sortirai par ce porche où vous êtes."

Les gardes se consultent :

"Nous pouvons le laisser aller."

Ils le délient, et il entre.

Tristan n'a pas perdu de temps. Il traverse le choeur et vient à la fenêtre. Il l'ouvre. Il bondit par l'ouverture. Il préfère s'élancer et ne pas être brûlé vif devant une telle assemblée.

Seigneurs, il y avait une large corniche à mi−falaise, et c'est là que Tristan saute avec souplesse. Le vent gonfle son manteau, et ralentit sa chute. Les gens du pays appellent encore cet à−pic le Saut Tristan. La chapelle était pleine de monde : Tristan n'a pas hésité. Le sol est meuble : il se ramasse sur l'argile. Ses gardiens peuvent toujours l'attendre devant l'église : il est déjà loin ! Dieu l'a vraiment pris en pitié ! Il suit le rivage à grandes enjambées. Il entend craquer le bûcher : il n'a pas envie de rebrousser chemin ! Il court à perdre haleine.

A présent, écoutez ce que fit Governal. Armé, sur son cheval, il a quitté la ville. Il sait bien que, si on l'attrape, il sera brûlé à la place de son seigneur. La peur lui donne des ailes. Le bon maître rend un fier service à Tristan : il n'a pas oublié l'épée de son élève, et l'a prise où il l'a trouvée. Il l'apporte avec la sienne.

Tristan l'a perçu, il l'appelle : il l'a bien reconnu ; et Governal s'empresse de le rejoindre. Il est tout heureux de le voir.

"Maître, Dieu soit loué ! Je suis sauf, et me voici. Hélas ! que m'importe ? Yseut n'est pas ici, et j'ai donc tout perdu. A quoi bon le saut que je viens de faire ? Que ne me suis−je tué ? Il s'en est fallu de peu. Je suis hors d'affaire, mais, Yseut, on te brûle vive ! Ma fuite est inutile. C'est à cause de moi qu'on la condamne : c'est pour elle que je mourrai."

Governal répond :

"Au nom de Dieu, cher seigneur, reprenez vos esprits et ne désespérez pas. Voici un buisson touffu qui domine des chemins creux. Cachons−nous là. Par ici passe beaucoup de monde. Vous aurez des nouvelles d'Yseut, et si on la fait mourir, ne remontez plus jamais en selle, si vous n'en prenez prompte vengeance.

Vous ne serez pas seul, loin de là ! Car, par Jésus, le fils de Marie, je ne dormirai plus sous un toit tant que les trois félons qui ont causé la perte d'Yseut votre amie resteront vivants. Si on vous avait tué avant que vengeance n'en fût consommée, je serais désespéré à jamais."

Tristan répond :

"Inutile de prendre tant à coeur les choses, mon maître : je n'ai pas d'épée.

− Si, je l'ai apportée."

Et Tristan :

"Maître, c'est parfait. A présent, fors Dieu, je ne crains personne.

− J'ai aussi sous ma gonnelle quelque chose qui vous sera bien utile : un haubert solide et léger dont vous aurez sans doute besoin.

− Par Dieu, dit Tristan, donnez−le moi. Le Tout−Puissant m'en soit témoin, je préférerais être mis en pièces plutôt que d'arriver trop tard au bûcher où l'on va jeter celle que j'aime et ne pas massacrer ceux qui l'escortent.

− Ne te hâte pas, réplique Governal, Dieu te donnera l'occasion de te venger avec encore plus d'éclat. Tu y auras moins de mal qu'à présent. Ne crois pas y parvenir maintenant, car le roi t'en veut. Tous les bourgeois et tous les gens de la cité sont avec lui. Il leur a fait jurer sur leurs propres yeux de te capturer s'ils le peuvent, sous peine d'être pendus. Chacun préfère sa vie à la tienne. Si l'on t'enfermait, tel voudrait bien te délivrer qui aurait peur de seulement y penser."

Tristan pleure et se lamente. Ce ne sont pas les gens de Tintagel ni la crainte du supplice qui le détourneraient de courir délivrer sa compagne, mais, s'il se retient, c'est qu'il obéit au conseil de son maître.

Dans la chambre royale, un messager arrive qui dit à Yseut de ne plus pleurer, puisque son ami s'est enfui.

"Dieu soit loué, dit−elle. Peu m'importe, s'ils me tuent, ou m'enchaînent, ou me libèrent."

Le roi, sur le conseil des trois barons, lui avait fait si étroitement garrotter les poignets qu'elle en avait les doigts en sang.

"Mon Dieu, dit−elle, inutile de gémir : puisque les odieux délateurs qui l'avaient arrêté l'ont laissé fuir, Dieu merci ! il vaudrait mieux qu'on me respecte. Aucun doute : le méchant nabot et les félons jaloux qui voulaient ma perte auront un jour leur récompense : qu'ils en soient damnés ! "

Seigneurs, le roi vient d'apprendre que son neveu s'est enfui par la chapelle sur le chemin du bûcher. Il blêmit de colère. Il en devient fou de rage. Avec fureur, il exige qu'Yseut comparaisse. Yseut sort de chez elle, et le désordre grandit dans la rue, quand on la voit ainsi liée. Ce spectacle affreux bouleverse les gens. Il eût fallu entendre leurs lamentations et leurs prières !

"Ah ! noble et digne reine, de quel malheur pour ce pays sont responsables ceux qui ont provoqué ce scandale ! Mais ils n'auront pas besoin d'une grosse bourse pour y fourrer leur profit ! Souhaitons−leur bien du mal ! "

On amène la reine jusqu'au bûcher d'épines ardentes.

Dinas, le seigneur de Dinan, un très grand ami de Tristan, se laisse choir aux pieds du roi :

"Sire, écoutez−moi. Je vous ai longtemps servi, en vassal généreux et fidèle. Il n'y a personne en ce royaume, pas même un pauvre orphelin ni une vieille femme, qui, pour la sénéchaussée à laquelle j'ai consacré ma vie, me donnerait un demi−denier. Sire, pitié pour la reine ! Vous voulez la soumettre au feu sans la juger : c'est une iniquité, puisqu'elle plaide non−coupable. C'est un désastre, si vous la faites brûler vive. Sire, Tristan s'est évadé. Plaines et bois, gorges et gués, il connaît le pays, et grande est sa fougue. Vous êtes son oncle, il est votre neveu : ce n'est pas à vous qu'il cherche à nuire, mais s'il trouvait en votre royaume ses ennemis et leur faisait un mauvais sort, c'est votre terre qui en souffrirait. Oui, sire, sachez−le, très franchement, si on avait, sur mon ordre, assassiné ou jeté au bûcher un seul écuyer, fussé−je roi de sept états, il hésiterait à peine avant de m'en punir. Pensez−vous que, lorsqu'il s'agit d'une si noble femme, qu'il a fait venir de la lointaine Irlande, il tolèrera de la voir condamner ? Que de désordres en perspective ! Sire, rendez−la moi, au nom des mérites que m'ont acquis les services de toute une vie."

Les trois barons qui ont tout machiné font les sourds et se taisent, car ils savent bien que Tristan est libre. Ils ont grand'peur qu'il ne les traque. Le roi prend Dinas par la main, et il jure par saint Thomas qu'il ne renoncera pas à punir la coupable et à la faire traîner jusqu'au bûcher. Dinas, à ces mots, se désespère. Il est bouleversé : ce n'est pas lui qui voudrait que la reine mourût ! Il se relève, mais garde la tête basse :

"Sire, je m'en vais à Dinan. Par le divin Créateur, je n'assisterai pas à son supplice, dût−on m'offrir tout l'or et toutes les richesses qu'ont jamais possédés les hommes les plus fortunés depuis la gloire de Rome."

Il monte sur son destrier et s'éloigne, le front lourd et le regard accablé.

On conduit Yseut au bûcher ; une foule dense l'entoure. Tous pleurent, tous crient leur désespoir. On maudit les traîtres qui conseillent le roi. Le visage d'Yseut est inondé de larmes. Elle porte un bliaut moulant de brocart gris finement brodé d'or.

Ses cheveux tombent jusqu'à ses pieds, et d'or aussi est le fil qui retient ses tresses. A la voir si belle et si élégante, il faudrait le coeur de Judas pour ne pas avoir pitié d'elle. Ses bras sont liés si cruellement !

Il y avait à Lancien un lépreux nommé Yvain. Il était hideusement défiguré. Il était venu voir le spectacle, et il avait avec lui une centaine de compagnons, avec leurs béquilles et leurs bâtons : vous ne pouvez imaginer monstres plus laids, plus bossus, plus difformes. Chacun tenait sa crécelle. Ils se mettent à hurler d'une voix rauque :

"Sire, tu veux punir ta femme en la soumettant à ce supplice du bûcher. L'épreuve est redoutable, mais, j'en suis sûr, le châtiment sera bref. Ce brasier aura tôt fait de la consumer, et ses cendres seront jetées au vent. Le feu mourra vite après la flambée. La punition n'aura pas duré. Si tu veux me croire, voici comment tu vas la châtier : elle préférera mourir plutôt que vivre, elle aura perdu toute dignité, et quiconque entendra parler de la sentence ne t'en estimera que plus. Sire, que penses−tu de ma proposition ? "

Le roi dresse l'oreille et répond :

"Si tu m'expliques sans détours comment la faire survivre et la maintenir dans l'abjection, tu peux être sûr que je t'en saurai gré ; je mets ce que je possède à ta disposition. Je ne connais pas de tourment plus atroce ni plus barbare, et celui qui m'indiquerait à présent une expiation plus redoutable encore aurait droit à mon éternelle amitié."

Yvain répond :

"Je vais te parler franchement. Regarde : j'ai ici cent compagnons. Donne−nous Yseut, qu'elle soit notre femme à tous. Pas une dame n'a jamais connu pareille fin. Sire, nous avons une telle fringale de jouir qu'il n'en est pas une sous le ciel qui puisse supporter plus d'un jour de faire l'amour avec nous. Et les habits nous collent à la peau. Avec toi, c'était pour elle la belle vie, le vair et le gris, la fête ; elle était experte en bons vins, à force d'en boire dans ses chambres de marbre gris. Donne−la à nos lépreux. Quand elle verra nos sales bordels, qu'elle fera son lit dans un vaisselier et devra coucher avec nous, elle regrettera les bons repas de naguère et se contentera des quartiers de carne qu'on nous jette à ta porte. Par Dieu qui siège là−haut, quand elle verra sa nouvelle cour, tu constateras sa déchéance, qui lui donnera envie de mourir. C'est alors qu'Yseut la vipère saisira l'ampleur du scandale : elle regrettera le bûcher."

Attentif, le roi s'est levé, et se tient longtemps immobile. Il pèse le discours d'Yvain. Puis il court vers Yseut et la prend par la main. Elle s'écrie :

"Sire, pitié ! Ne me livre pas, mais fais−moi brûler vive ! "

Le roi la donne à Yvain, qui la reçoit. Autour de lui, plus de cent malades se rassemblent. En entendant les cris et les lamentations de la reine, toute la foule s'émeut. Si les gens s'affligent, Yvain se réjouit. Yseut s'en va, et il l'emmène tout droit par le chemin sablonneux qui descend. La horde des lépreux (tous munis de leurs béquilles) se rend vers le lieu où Tristan s'est embusqué, qui les guette.

A haute voix, Governal lui dit :

"Que vas−tu faire, mon enfant ? Voici ton amie.

− Mon Dieu, répond Tristan, quelle aventure ! Ah ! noble Yseut, mieux vous eût valu mourir, et mieux m'eût valu périr aussi pour notre commune amitié ! De qui êtes−vous captive ! Mais ils peuvent en être sûrs : s'ils ne vous lâchent pas à l'instant, plus d'un va le regretter."

Il pique son cheval et jaillit du fourré. De toutes ses forces, il s'écrie :

"Yvain, c'est assez. Lâchez−la, ou je vous fais voler le chef d'un coup de mon épée."

Yvain rejette en hâte sa pélerine et s'exclame d'une voix forte :

"Sus ! à nos bâtons ! On verra bien ce que nous sommes."

Quel spectacle que ces ladres qui s'arrêtent, ôtent leur chape et retirent leur manteau ! Chacun brandit sa béquille. L'un menace et l'autre injurie. Mais Tristan ne veut pas les toucher, ni les assommer, ni les estropier.

C'est Governal qui intervient, accouru au bruit. Il empoigne une branche de chêne vert et frappe Yvain qui tient Yseut. Le sang jaillit et coule jusqu'à ses pieds. Governal vient de rendre un fier service à Tristan ! Il prend la reine par la main.

Les conteurs prétendent que les deux hommes firent noyer Yvain, mais ce sont des bateleurs qui ne connaissent pas l'histoire ! Béroul se souvient beaucoup mieux de la bonne version. Tristan était trop noble et généreux pour tuer des individus de cette espèce !

Tristan s'en va avec la reine. Ils quittent la lande et le bocage. Governal a suivi son maître. Yseut est heureuse : elle a oublié ses souffrances. Ils se sont réfugiés dans la forêt de Morois.

La nuit, ils ont dormi sur une hauteur. Ici, Tristan se sent en sécurité, comme s'il était dans un château protégé de remparts.

Tristan était un excellent archer. Son arc lui permit de subvenir à leurs besoins. Governal en avait dérobé un à un forestier, et il lui avait pris aussi deux flèches bien empennées avec des pointes en dents de scie.

Tristan s'est saisi de l'arc et chemine dans la forêt. Il voit un chevreuil, il encoche, il tire, et son trait frappe avec force le flanc droit de l'animal : celui−ci crie, bondit et retombe. Tristan s'empare de lui et revient avec sa proie. Il construit une cabane : avec son épée, il coupe les branches et rassemble le feuillage. Yseut jonche le lieu d'herbes épaisses. Tristan s'est assis auprès d'elle. Governal, expert en cuisine, fait un bon feu de bois sec. Un maître−queux eût eu fort à faire ! Ils n'avaient alors ni lait ni sel dans leurs réserves. Et la reine était lasse, après tant d'émotions. Elle avait sommeil et voulut dormir, sur le corps de son ami.

Seigneurs, ils ont longtemps vécu ainsi au coeur de la forêt. Long est leur exil dans ce désert. Mais écoutez comment le nain se montre bon serviteur du roi : il connaît un secret. Il est seul à le savoir. Avec une incroyable imprudence, il a découvert ce secret : c'était une bêtise qui lui coûta la vie. Un jour, le nain était ivre. Les barons le firent parler : comment se faisait−il que le roi et lui fussent si familiers et si intimes ?

"J'ai toujours tu un secret qui le concerne et que je garde fidèlement. Je vois bien que cela pique votre curiosité, mais je ne veux pas trahir mon serment. Toutefois, je vous conduirai tous les trois au Gué Aventureux où il y a une aubépine dont les racines surplombent un trou. C'est dans ce trou que je mettrai ma tête, et vous m'entendrez du dehors. Ce que je dirai aura trait au secret que j'ai promis au roi de ne pas révéler."

Voici les barons devant l'aubépine. Le nain Frocin les a précédés. Le nabot est court et sa tête est grosse.

Ils ont tôt fait d'élargir le trou, et l'y ont poussé jusqu'aux épaules.

"Ecoutez−moi, seigneurs marquis. Aubépine, c'est à vous que je parle et non à eux : Marc a des oreilles de cheval."

Ils ont bien entendu le nain. Un jour, après dîner, le roi Marc parlait à ses barons. Il tenait un arc d'aubour. Les trois s'approchent, qui connaissent grâce au nain le secret royal.

Ils disent à voix basse au roi :

"Sire, nous savons ce que vous cachez."

Marc a souri :

"Si j'ai à rougir de mes oreilles de cheval, c'est la faute de ce devin. Croyez−moi, il n'a plus guère à vivre."

Il tire son épée, et décapite le nabot. Beaucoup s'en réjouissent, qui haïssaient Frocin à cause de Tristan et de la reine.

Seigneurs, souvenez−vous : Tristan a sauté du haut du rocher, et Governal s'est enfui sur le destrier, car il craignait que Marc le condamnât au bûcher, s'il le capturait. Ils sont ensemble dans la forêt. Tristan nourrit ses compagnons de gibier. Longuement dure leur séjour dans ces lieux. Ils changent de campement tous les matins. A l'ermitage de frère Ogrin, ils sont venus un jour par aventure. Ils mènent une vie âpre et rude. Telle est la ferveur des amants que leur présence l'un à l'autre leur fait oublier leurs maux.

L'ermite reconnut Tristan. Il était appuyé sur son bâton. Ecoutez comme il l'interpella :

"Sire Tristan, c'est un grave serment qu'on a juré en Cornouaille : qui vous livrera au roi aura droit à cent marcs de récompense. En ce royaume, il n'est pas un baron qui n'ait juré solennellement de vous capturer mort ou vif."

Ogrin ajoute avec douceur :

"Ecoute−moi, Tristan : au pécheur qui se repent, Dieu pardonne sa faute, s'il croit et se confesse."

Tristan réplique :

"Ecoutez−moi à votre tour, mon Père : si elle m'aime de toute son âme, vous n'en savez pas la raison.

Cet amour est le fruit du philtre. Je ne puis me séparer d'elle, ni elle de moi, sans mentir."

Ogrin répond :

"Comment sauver un mort ? Car il est bien mort, celui qui s'est installé dans son péché, s'il ne se repent pas. On ne peut admettre à la pénitence un pécheur sans repentir."

L'ermite Ogrin les sermonne avec véhémence et les exhorte à la contrition. Il invoque à maintes reprises le témoignage de l'Ecriture et leur enjoint sans cesse de se séparer. Il demande à Tristan, non sans impatience :

"Que vas−tu faire ? Un peu de bon sens !

− Mon Père, j'aime Yseut d'un tel amour que je n'en dors plus. J'ai définitivement choisi : je préfère vivre avec elle comme un mendiant, à me nourrir de glands et d'herbes, plutôt que de régner sur le royaume d'Otran. Je renonce à parler de séparation, car cela m'est tout à fait impossible."

Yseut tombe aux pieds de l'ermite et pleure. Elle blêmit et rougit tour à tour, et ne cesse d'en appeler à sa pitié :

"Mon Père, au nom du Tout−Puissant, il ne m'aime et je ne l'aime qu'à cause du breuvage que j'ai bu et qu'il a bu : d'où notre malheur ! Voilà pourquoi le roi nous a bannis."

L'ermite lui rétorque aussitôt :

"A Dieu vat ! Que le Créateur vous donne un repentir sincère ! "

Sachez que je ne mens pas et que je raconte ce qui fut : cette nuit−là, ils dormirent chez l'ermite.

Celui−ci, pour leur salut, multiplia les mortifications.

Tristan part au petit jour. Il ne quitte pas la forêt et fuit les terrains découverts. Le pain leur manque : lourde épreuve ! Mais il tue des cerfs, des biches et des chevreuils en abondance dans les fourrés. Là où ils installent leur camp, ils cuisent leur repas sur un grand feu. Ils ne restent qu'une nuit dans chaque endroit.

Seigneurs, sachez quel ban le roi a fait crier pour qu'on capture Tristan. En Cornouaille, il n'y a pas une paroisse qu'épargne la proclamation : quiconque pourra découvrir le fuyard devra donner l'alerte générale.

Si vous voulez entendre une aventure, vous saurez quel peut être l'effet d'un bon dressage : écoutez−moi seulement un peu. Je vais vous parler d'un étonnant brachet. Ni comte ni roi n'eut jamais un pareil limier. Il était vif, toujours sur ses gardes, il était ardent, rapide, actif, et on l'appelait Husdent. Il était attaché par une laisse et observait ce qui se passait dans le donjon : il était si malheureux de ne plus voir son maître ! Il refusait le pain, la pâtée et toute nourriture. Il geignait et grattait le sol ; il pleurait à larmes. Mon Dieu ! quelle pitié il suscitait à la ronde ! Chacun disait : "S'il était à moi, je le délivrerais de sa laisse, car s'il devient enragé, quel dommage ! Ah ! Husdent, on ne verra plus de longtemps un tel brachet qui soit si vif et si attaché à son maître. Il n'y a jamais eu de bête capable d'une telle affection. Salomon a bien eu raison de dire que son véritable ami, c'était son lévrier. Vous en donnez la preuve, quand vous refusez de manger depuis l'arrestation de votre maître. Sire, détachez−le."

Le roi répond avec franchise :

"Oui, l'absence de son maître le rend sans doute enragé. Ce chien est intelligent. Je ne vois, à notre époque, en ce pays de Cornouaille, aucun chevalier qui vaille Tristan."

Trois de ses barons exhortent Marc :

"Sire, détachez−le. Nous saurons alors avec certitude s'il est dans cet état parce qu'il regrette son maître, car une fois libre, il mordra, s'il est enragé, tout ce qu'il rencontrera, objet, bête ou homme, et il aura la langue pendante dans le vent."

Le roi demande à un écuyer de détacher Husdent. On grimpe sur des bancs ou sur des sièges ; de peur que le chien n'attaque en bondissant. Tous disent : "Husdent est enragé." Mais l'animal n'a pas le coeur à mordre. Aussitôt délié, il file vivement à travers l'assistance et n'a cure de demeurer. Il sort par la porte de la salle et vient à l'endroit où naguère il retrouvait son maître. Le roi l'observe, ainsi que toute sa suite. Le chien aboie et gronde assez souvent ; il manifeste une grande douleur. Il a trouvé la trace de son maître : sur les pas de Tristan captif et condamné au bûcher, il flaire la piste, et chacun de le suivre. Il est allé dans la chambre où Tristan a été trahi et capturé. Puis il s'élance en jappant dans la direction de la chapelle ; le voilà parti, qui saute et qui donne de la voix. Le peuple court derrière lui. Depuis qu'on l'a détaché, il n'a de repos qu'il n'arrive à l'église qui domine la falaise. Le bel Husdent, qui file à toute vitesse, entre dans la chapelle par le porche et saute sur l'autel, cherchant toujours son maître. Puis il bondit par la fenêtre. Il dégringole le long du précipice et se blesse la patte. Le museau contre terre, il aboie toujours. A la lisière fleurie du bois, là où Tristan s'est embusqué, il s'arrête un peu. Puis il se décide et s'engage dans la forêt. Tous les témoins de la scène en sont bouleversés. Les chevaliers disent au roi :

"Cessons de suivre ce chien : il nous emmènerait dans un lieu dont il serait malaisé de revenir."

Ils laissent donc partir Husdent et rebroussent chemin. L'animal a trouvé une sente et il est tout heureux de suivre cette voie toute tracée. La forêt retentit de ses aboiements. Tristan se trouve plus loin sous le couvert, avec la reine et Governal. Ils perçoivent les appels du chien : Tristan prête l'oreille.

"J'en suis sûr, dit−il : c'est Husdent."

L'effroi les saisit, l'angoisse les étreint. Tristan bondit et tend son arc. Les fugitifs se réfugient dans un fourré. Ils ont peur du roi, et leur sang se glace. Ils se disent que Marc a suivi le brachet. Celui−ci ne tarda guère, car il savait la route à suivre. Quand il a vu et reconnu son maître, il dresse la tête et remue la queue. Si vous l'aviez vu pleurer de joie, vous auriez assisté à un spectacle sans précédent. Il court ensuite vers Yseut à la blonde chevelure, puis vers Governal. Il leur fait fête à tous, même au cheval. Mais Tristan s'afflige sur son chien :

"Hélas, dit−il, quel malheur que Husdent nous ait retrouvés ! Un tel animal ne sait pas se taire en forêt, et il est bien encombrant pour des proscrits. Nous nous sommes cachés ici parce que le roi nous hait. Par les plaines, par les bois, par tout le pays, les gens de Marc nous traquent, ma Dame. S'il mettait la main sur nous d'une manière ou d'une autre, il nous ferait brûler ou pendre. Nous n'avons que faire d'un chien. Je vous en préviens : si Husdent reste avec nous, il attirera sur nous la crainte et le malheur. Il vaut bien mieux le tuer et ne pas être trahis par ses aboiements. Je regrette qu'un si noble animal soit venu ici chercher la mort. C'est son instinct qui l'a perdu. Mais comment puis−je agir autrement ? Je suis au désespoir de le tuer. Qu'en pensez−vous ? Ne faut−il pas d'abord songer à notre sécurité ? "

Yseut répond :

"Seigneur, pitié ! Oui, le chien chasse en aboyant, tant par nature que par habitude. Mais j'ai entendu dire qu'un forestier de Galles en avait dressé un, après l'avènement d'Arthur, à procéder ainsi : quand le cerf avait reçu la flèche du chasseur et qu'il s'enfuyait, le chien courait à grands sauts derrière lui et ne s'égosillait plus à crier ; il rejoignait sa proie sans le moindre jappement importun. Ami Tristan, ce serait grande joie si l'on parvenait à le dresser pour qu'il poursuive et force le gibier tout en restant silencieux."

Tristan, immobile, écoutait. Il était ému, réfléchit un instant, puis il finit par dire :

"Si je pouvais dresser Husdent à ne plus aboyer et à chasser en silence, j'en ferais un animal merveilleux.

Je vais m'y efforcer dès cette semaine. Cela me ferait trop mal de le tuer. Mais je redoute qu'il nous trahisse, car je pourrais bien me trouver avec vous ou avec Governal en un lieu où le moindre aboiement nous perdrait.

Il me faut donc tout mettre en oeuvre pour qu'il apprenne à chasser sans crier."

Tristan est alors allé chasser au fond de la forêt. Il est sur ses gardes, et tire sur un daim. Il le blesse : le brachet aboie. Le daim blessé s'enfuit à grands sauts. Le farouche Husdent le poursuit de la voix. Les fourrés en résonnent. Tristan le frappe avec violence. Le chien lui obéit et s'interrompt. Il cesse de crier, mais abandonne la piste. Il dresse la tête, regarde son maître et ne sait que faire. Il n'ose aboyer et renonce à poursuivre le daim. Tristan le pousse devant lui et balaie la piste avec la laisse. Husdent, alors, se remet à

crier. Tristan continue pourtant le dressage entrepris.

Un mois ne s'était pas passé, que le chien avait appris à chasser dans la lande en suivant la trace sans aboyer, aussi bien sur la neige que sur l'herbe ou sur la glace. Il ne lâchera pas sa proie, si rapide et si vive soit−elle.

Husdent leur est devenu indispensable.

Il leur rend de précieux services. S'il prend dans la forêt des chevreuils ou des daims, il les cache en les couvrant de branches. S'il rejoint le gibier dans la lande, où il arrive que la chasse soit fructueuse, il couvre la prise d'herbe abondante et revient chercher son maître, qu'il conduit à la cachette. Les chiens sont des animaux bien utiles !

Seigneurs, Tristan vécut longtemps en forêt. Il y connut bien des souffrances et des épreuves. Il n'ose demeurer en un même lieu : où il s'éveille le matin, il ne dort pas le soir. Il sait bien que le roi le fait traquer et qu'on a proclamé le ban dans son royaume, pour le pendre, si on le retrouve. Ils sont très privés de pain. Ils vivent de venaison et n'ont rien d'autre à manger. Qu'y peuvent−ils s'ils deviennent noirs et hâves ? Leurs habits tombent en lambeaux : les branches les déchirent. Ils fuient longtemps par le Morois. L'égalité dans la souffrance les unit : la présence l'un à l'autre leur fait oublier leurs maux. Mais la noble Yseut redoute fort que Tristan n'éprouve le remords de l'aimer, et Tristan s'afflige de la déchéance d'Yseut, qui peut la pousser au repentir.

Revenons à ces trois félons, que Dieu maudisse, et qui ont dénoncé les amants : écoutez ce qu'il advint un jour de l'un d'eux. C'était un homme puissant et renommé.

Il était amateur de chiens. De toute la Cornouaille, on évitait avec tant de crainte le Morois que personne n'osait s'y risquer. Ils faisaient bien, car si Tristan avait capturé l'un de ces traîtres, il n'aurait pas échappé à la pendaison. Mieux valait donc pour eux s'abstenir.

Un jour, Governal avait poussé son cheval jusqu'au ruisseau qui coulait d'une source. Il avait retiré la selle de sa monture, et l'animal paissait l'herbe nouvelle. Tristan reposait dans sa cabane. Il étreignait étroitement la reine, qui lui avait causé tant de peines et de privations. L'un et l'autre dormaient. Governal était seul et ne pensait à mal. Il eut l'heur d'entendre les chiens. Ceux−ci pressaient un cerf avec ardeur. La meute qui aboyait était celle d'un des trois délateurs dont les propos avaient excité la colère du roi contre la

reine. Les chiens courent, le cerf fuit. Governal, par un chemin, arrive dans une lande. Loin derrière lui, il voit s'avancer celui dont il sait bien que son maître le déteste tout particulièrement, et l'homme est seul, sans écuyer. Il pique son destrier si fort que le cheval s'élance.

Il lui bat à plusieurs reprises l'encolure avec sa cravache. Le cheval bronche sur un caillou. Governal s'accote contre un arbre. Il se tapit, et attend le chasseur, qui approche à grande allure, mais ne fuira pas aussi vite.

Nul ne peut conjurer la fortune. L'autre ne pensait plus au malheur qu'il avait déchaîné sur Tristan.

Governal, qui se tient sous l'arbre, le regarde avancer : il l'attend sans crainte. Il se dit qu'il préfère la corde à l'abandon de sa vengeance, car à cause de cet homme et de ses manoeuvres, Tristan, Yseut et lui−même ont bien failli mourir.

Les chiens poursuivent le cerf qui fuit. L'homme va derrière ses chiens. Governal saute de sa cachette. Il se souvient du mal que l'autre lui a fait. De son épée, il le taille en pièces. Il prend sa tête et l'emporte. Les veneurs, qui sont sur la trace de la bête qu'ils ont contribué à lever, ont trouvé le corps décapité de leur seigneur au pied de l'arbre. C'est à qui courra le plus vite pour s'enfuir. Ils pensent que celui qui a fait le coup, c'est ce Tristan dont le roi a mis la tête à prix. Le bruit s'en répand en Cornouaille : l'un des trois félons qui ont excité le roi contre Tristan a eu la tête tranchée. Les autres en sont bouleversés et leur angoisse grandit. Ils ont renoncé à troubler la forêt.

Ils n'y sont plus guère venus chasser. Dès le moment où ils y pénètrent, ils redoutent la rencontre de Tristan le preux : on le craint à découvert et plus encore en terrain propice aux embuscades.

Tristan reposait dans une hutte. Il faisait chaud et le sol était jonché d'herbes. Il dormait et ne savait pas que venait de mourir celui qui avait failli le perdre. Quelle joie quand il va l'apprendre !

Governal arrive à la cabane. Il tient dans sa main la tête de sa victime. Sur un bâton fourchu, il la suspend par les cheveux. Tristan s'éveille et, plein d'effroi, se lève d'un bond. Son maître lui dit d'une voix tranquille :

"Calmez−vous et soyez rassuré. Je l'ai tué avec cette épée. Oui, c'est bien votre ennemi."

Voilà qui réjouit Tristan : celui qu'il craignait le plus est mort.

Les gens du pays ont peur. Si redoutable est la forêt qu'on n'ose y demeurer. Les proscrits y font ce qu'ils veulent. C'est dans ces lieux sauvages que Tristan a conçu l'arc−qui−ne−faut. Il l'a réalisé dans son refuge, pour qu'il tue à coup sûr. Pourvu que cerf ou daim, rôdant par les fourrés, touche le rameau où cet arc bien tendu est attaché, s'il heurte haut, il est frappé haut, et s'il heurte en bas du piège, il reçoit immédiatement une blessure basse. Tristan, à son invention, a donné le nom le plus adéquat, et l'arc−qui−ne−faut ne saurait s'appeler autrement, puisqu'il ne manque pas son but, où qu'il frappe ; il leur est tout à fait indispensable : il leur permet de manger du cerf en abondance. Ils ont besoin de gibier, dans ce désert où ils n'ont pas de pain, et ils n'osent pas s'aventurer en plaine. Tristan vécut longtemps de cette chasse. Elle était extraordinairement fructueuse : elle leur procurait de la venaison à satiété.

Seigneurs, cela se passa un jour d'été, à l'époque des fenaisons, un peu après la Pentecôte. Un matin, à la rosée, alors que les oiseaux chantent le jour naissant, Tristan, l'épée ceinte, sort seul de sa hutte. Il va inspecter l'arc−qui−ne−faut et chasser en forêt. Sur le chemin du retour, il ressent une grande tristesse : y eut−il jamais gens plus misérables qu'eux ? Mais leur présence l'un à l'autre leur fait oublier leurs maux : ils connaissent un réel bonheur. Depuis qu'ils se sont réfugiés dans le Morois, jamais couple n'a bu tant d'amertumes ; mais, à ce que dit l'histoire, et Béroul l'a lue, il n'est point d'amants qui se soient tant aimés, ni ne l'aient payé aussi cher.

La reine se lève à sa rencontre. La chaleur est lourde et les accable. Tristan embrasse Yseut et lui dit : ...

"− Ami, où êtes−vous allé ?

− J'ai poursuivi un cerf et j'étais trop las pour l'atteindre. Je l'ai tant chassé que j'en suis rompu. J'ai sommeil et je veux dormir."

La loge est couverte de branchages frais. Elle est tendue de feuillages, et bien jonchée d'herbe. Yseut s'étend la première. Tristan l'imite, après avoir retiré son épée, qu'il pose entre eux. Yseut a gardé sa chemise : si, ce jour−là, elle avait été nue, il leur serait arrivé grand malheur. Tristan ne quitte pas ses braies.

La reine portait à son doigt l'anneau que lui avait donné le roi le jour de son mariage, avec de grosses émeraudes. Le doigt d'Yseut était si délicat qu'il retenait à peine la bague. Voici comment ils étaient couchés : Tristan a passé un bras sous la nuque d'Yseut, et laisse peser l'autre sur le corps de son amie. Il l'étreint tendrement et la serre dans ses bras. Leur passion est évidente. Leurs lèvres se touchent presque, sans pourtant se rejoindre tout à fait. Pas un souffle de vent, pas un frisson de feuille. Un rayon de soleil se pose sur le visage d'Yseut, plus brillant que cristal. Ainsi s'endorment les amants. Ils ne pensent pas à mal. Ils sont seuls en ce lieu, car je crois bien que Governal est parti à cheval assez loin, dans le secteur du forestier. Il s'en est allé avec le destrier.

Ecoutez, seigneurs, autre aventure : elle faillit leur causer bien du tourment ! Par la forêt vint un forestier qui avait découvert les cabanes où ils avaient dormi, au fond des taillis. Il a si bien suivi leurs traces qu'il est arrivé à la hutte où Tristan s'est installé. Il voit le couple endormi et le reconnaît. Son sang se glace, et son angoisse est grande. Il ne s'attarde pas, car il a peur. Il sait que si Tristan s'éveille il ne pourra lui laisser d'autre gage que sa propre tête. S'il s'enfuit, rien d'étonnant. Il file hors du bois, comme on peut s'y attendre.

Tristan et son amie dorment.

S'ils échappent à la mort, ils auront de la chance. L'endroit où ils reposent est à deux bonnes lieues de la cour royale, et le forestier y court vivement, car il a entendu crier le ban et sait que celui qui dénoncera Tristan sera bien récompensé. Il s'attend à gagner gros, d'où sa hâte à prévenir le roi. Marc, dans son palais, tenait cour de justice en présence de ses barons. Ceux−ci remplissent la salle. Le forestier dévale vers le château où il pénètre. Il se dépêche. N'allez pas croire qu'il a le coeur à s'arrêter avant d'arriver au pied des marches. Il les gravit, passant de la salle d'armes à celle du conseil.

Le roi le voit venir en courant. Il interpelle sur le champ l'intrus :

"Quelle nouvelle si pressante apportes−tu ? On dirait que tu cherches à rattraper la meute en chasse à courre. Viens−tu porter plainte contre quelqu'un auprès du conseil ? A te voir, on imagine qu'une grande urgence t'a fait venir de loin. T'a−t−on refusé de te rendre un gage ? Explique ce qui t'amène, et dis−nous ce que tu as à dire. T'a−t−on chassé de ma forêt ?

− Ecoutez−moi, sire, s'il vous plaît : je serai bref. On a proclamé dans ce pays que celui qui découvrirait votre neveu ferait mieux de se laisser crever plutôt que de ne pas le capturer ou le dénoncer. Je l'ai retrouvé ; je crains votre colère : si je ne vous dis rien, vous me ferez mettre à mort. Je vous conduirai où il repose, avec la reine à ses côtés. Je viens de les surprendre ensemble. Ils dormaient ferme. J'ai eu très peur quand je les ai vus."

A ces mots, le roi soupire profondément. Il se trouble, et sa colère grandit. Il prend à part le forestier et lui dit à voix basse dans l'oreille :

"En quel endroit sont−ils ? Dis−le moi.

− Dans une hutte du Morois, ils sommeillent, étroitement enlacés. Viens vite : nous prendrons d'eux vengeance. Crois−moi, si tu ne les punis pas avec rigueur, tu n'es plus digne de régner."

Le roi répond :

"Va−t−en vite. Sur ta propre vie, ne dis à personne ce que tu sais, pas plus à un étranger qu'à un parent.

A la Croix Rouge, à la croisée des chemins, là où il y a un cimetière, reste et attends−moi. Je te donnerai tout l'or et l'argent que tu veux, sois−en sûr."

Le forestier s'en va, il gagne la Croix Rouge et s'assied. Qu'on lui crève les yeux avec de l'acide, pour tant vouloir perdre Tristan ! Il aurait mieux fait d'être prudent, car il mourra de male mort, comme vous l'apprendrez tout à l'heure.

Le roi entre dans sa chambre. Il mande ses intimes ; il leur interdit absolument de pousser l'audace jusqu'à le suivre si peu que ce soit. Tous lui disent :

"Sire, vous plaisantez ! Partir ainsi tout seul ! Vit−on jamais roi plus imprudent ? Que se passe−t−il

donc ? N'allez pas suivre un espion."

Le roi répond :

"Ce n'est pas grave. Une fille m'a demandé d'aller la voir. Elle m'a recommandé de venir seul. J'irai donc sans escorte, et laisserai mon cheval. Je n'emmènerai ni compagnon ni écuyer. Pour une fois, je refuse votre présence."

Ils rétorquent :

"Cela nous inquiète. Caton conseillait à son fils d'éviter les lieux écartés."

Le roi leur dit alors :

"Je le sais bien. Mais laissez−moi faire comme je l'entends."

Marc a fait seller sa monture. Il ceint son épée, et ne cesse de déplorer dans son coeur la trahison de Tristan qui lui a pris Yseut au clair visage, lorsqu'ils s'en sont allés en exil. S'il les trouve, il se promet bien de ne pas les épargner. Le roi est très décidé à les perdre ; quel malheur ! Il sort de la ville et se dit que mieux vaut être pendu plutôt que de renoncer à punir ceux qui lui ont fait un tel affront. Le voici rendu à la Croix Rouge où l'autre attend. Il lui dit de ne pas perdre de temps et de le mener tout droit. Ils pénètrent dans la forêt touffue. L'espion précède le roi. Marc le suit, confiant dans l'épée qu'il a ceinte et qui a fait ses preuves.

Il ne se méfie pas assez, car si Tristan était éveillé, il y aurait combat entre l'oncle et le neveu : il faudrait bien que l'un des deux meure. Au forestier, le roi a dit qu'il lui donnerait vingt marcs d'argent, s'il le menait bien vite jusqu'au lieu de la trahison. Le forestier − puisse−t−il s'en repentir ! − lui déclare qu'ils sont près du

but. Du bon cheval gascon, le roi descend, sur le conseil de son guide. L'homme court lui tenir l'étrier. Ils attachent l'animal à la branche d'un pommier vert, puis ils progressent, jusqu'à ce qu'ils aperçoivent la hutte qu'ils recherchent.

Le roi délace son manteau dont les plaques sont d'or pur. Sous ses habits légers, on devine son corps musclé. Il tire l'épée du fourreau. Il avance, le visage furieux. Il se dit à mainte reprise qu'il mourra s'il ne les tue. Il entre l'épée nue dans la hutte. Le forestier le suit : il ne se laisse pas distancer par le roi. Marc lui fait signe de s'en aller. Lui−même lève son arme. Il est plein de fureur, et prêt à défaillir. Il allait frapper (quel désastre ! ) lorsqu'il constate qu'Yseut avait gardé sa chemise, et qu'ils étaient séparés : leurs lèvres ne se joignaient pas. Et quand il aperçut l'épée posée entre leurs corps, il vit aussi que Tristan était en braies.

"Mon Dieu, murmura−t−il, est−ce possible ? Mes yeux ne me mentent pas. Seigneur ! je ne sais que faire : les tuer ou partir ? Il y a longtemps qu'ils vivent en forêt. J'ai raisonnablement toutes les raisons de croire que s'ils s'aimaient d'amour insensé, ils seraient nus. Et il n'y aurait pas cette épée entre eux. Ils se comporteraient autrement. Je voulais leur mort : je ne les toucherai pas et renonce à ma colère.

Ils n'ont souci de fol amour. Je ne les frapperai pas : ils dorment. Si je faisais le moindre geste brutal, je serais gravement coupable, et si j'éveille cet homme assoupi et que l'un de nous tue l'autre, ce sera bien triste rencontre. Je leur laisserai des indices pour qu'à leur réveil, ils sachent bien qu'on les a découverts alors qu'ils sommeillaient et qu'on a eu pitié d'eux : je ne veux pas qu'ils périssent ni de ma main ni par la faute d'un de mes hommes. Je vois au doigt de la reine une émeraude. C'est moi qui la lui ai donnée : elle est magnifique.

J'ai moi−même une bague qui vient d'elle. Je vais lui retirer son anneau. Je prendrai aussi les gants de vair qu'elle m'apporta d'Irlande. Ils serviront d'écran au rayon qui flamboie sur son visage et qui l'indispose, et, au moment de partir, je déroberai l'épée qui les sépare et par laquelle le Morholt fut décapité."

Le roi se dégante. Il contemple le couple endormi. Il interpose délicatement les gants entre le rayon et le visage d'Yseut. L'anneau royal brille au doigt de la reine : il le retire avec douceur, sans geste brusque.

Lorsqu'il l'offrit, elle eut du mal à le mettre : à présent, elle a la main si grêle que le bijou glisse aisément. Le roi réussit à l'ôter sans peine. Il enlève l'épée qui gît entre les amants et la remplace par la sienne. Puis il sort de la hutte. Il retrouve son cheval et bondit en selle. Au forestier, il dit de partir : qu'il rebrousse chemin et disparaisse.

Le roi s'en va et les laisse dormir. Pour une fois, il refuse de se venger. Il revient à la ville. Plus d'un lui demande où il a été et pourquoi il a tant tardé. Marc cache la vérité : il ne veut pas dire la raison de son absence ni le but de sa quête, et garde le silence sur ce qui s'est passé.

Je vais maintenant vous parler du couple qui sommeille encore, et que le roi vient de quitter. La reine rêvait qu'elle était dans une vaste lande, à l'intérieur d'une tente somptueuse. Survenaient deux lions qui voulaient la dévorer. Elle allait leur crier merci, quand les lions affamés la prenaient par la main. D'effroi, elle poussa un cri et s'éveilla. Les gants fourrés d'hermine blanche lui tombèrent sur la poitrine.

Tristan, à son cri, s'éveille. Il devient écarlate. Son sang se glace, il se lève d'un bond et saisit son épée avec fureur. Il regarde l'arme et n'y voit plus la brèche, mais il découvre le pommeau d'or qui la surmonte et reconnaît l'épée du roi. La reine aperçoit à son doigt l'anneau que Marc vient d'y mettre, et constate qu'il lui a retiré sa bague. Elle s'écrie :

"Seigneur, pitié ! Le roi nous a retrouvés ! "

Tristan réplique :

"Vous avez raison, ma Dame. Il faut que nous quittions le Morois, car le roi a mainte raison de nous en vouloir. Il détient mon épée et m'a laissé la sienne. Il aurait pu nous tuer.

− Vous dites vrai, Seigneur.

− Belle Yseut, nous n'avons plus qu'à fuir. C'est pour nous trahir qu'il nous a épargnés. Il était seul : il est allé chercher du renfort. C'est sûr, il a l'intention de nous capturer. Ma dame, il est temps de fuir vers Galles. Mon sang se glace."

Il est blême. C'est alors que revient leur écuyer, avec le cheval. Il s'étonne : que son seigneur est pâle !

Il lui demande ce qui se passe.

"Maître, je vais vous le dire. Le fier Marc nous a découverts ici, quand nous dormions. Il a laissé son épée et emporté la mienne. Je crains qu'il ne machine une félonie.

Il a pris au doigt d'Yseut l'anneau qui n'avait pas de prix, et l'a échangé contre le sien : maître, il nous est facile d'en conclure qu'il nous prépare un piège, car il était seul quand il nous a retrouvés. Il a pris peur et a rebroussé chemin. Il est retourné chercher du renfort, et rassemblera aisément des gens hardis et sans scrupules. Il va les ramener avec lui : il veut nous perdre, la reine Yseut et moi. Il veut nous pendre devant le peuple, ou nous faire brûler et disperser notre cendre aux vents. Fuyons : ce n'est pas le moment de tarder."

Ils n'avaient pas de temps à perdre. S'ils ont peur, qu'y faire ? Ils savent que le roi est furieux et rusé. Ils décampent vivement. L'aventure qui vient de leur arriver redouble leurs craintes. Ils quittent le Morois et s'en vont beaucoup plus loin. L'angoisse les incite à franchir de longues distances. Ils sont allés tout droit vers Galles. Leur amour les aura bien fait souffrir. Cela fait trois ans que le malheur les frappe. Ils sont pâles et amaigris.

Seigneur, ce vin qu'ils burent, vous savez qu'il fut la cause de leurs longues épreuves, mais je crois bien que je ne vous ai pas dit combien de temps devait durer l'effet du philtre aux herbes magiques. La mère d'Yseut, qui le concocta, voulait qu'il fût efficace trois ans. C'est pour Marc et Yseut qu'elle l'avait préparé.

Mais c'est un autre qui le prit et qui en souffrit. Durant ces trois années, Tristan et la reine perdirent la tête, et l'un et l'autre ne cessaient de dire : "Encore".

Le lendemain de la saint Jean, le terme des trois ans fut atteint, et l'effet du breuvage se dissipa. Tristan s'est levé de sa couche. Yseut est restée dans la cabane. Il faut savoir que Tristan poursuit un cerf qu'il a blessé. Sa flèche a traversé les flancs de l'animal. Celui−ci s'enfuit. Tristan le traque. Jusqu'au soir, il s'obstine. Tandis qu'il court après le cerf, revient l'heure où il a bu le philtre, et Tristan s'arrête. Le regret l'obsède sans repos :

"Mon Dieu, se dit−il, que d'épreuves ! Il y a trois ans jour pour jour que je n'ai pas eu de répit, ni aux fêtes chômées, ni le reste du temps. J'ai oublié chevalerie, vie de cour et compagnie de frères d'armes. Me voici en exil. Je n'ai plus rien, ni vair, ni gris. Je ne suis plus présent parmi mes pairs auprès du roi. Hélas ! mon oncle m'aurait tant chéri si je ne m'étais pas si gravement affronté à lui. Hélas ! Je suis vêtu de lambeaux ! Je devrais vivre au palais, avec cent damoiseaux près de moi, qui apprendraient sous moi le service des armes et dont je serais le maître. J'aurais dû aller dans d'autres pays, me mettre à la solde d'un seigneur, et gagner ma vie. Et le pire, c'est de n'avoir donné à la reine qu'une hutte en lieu de chambre à courtine. Elle est en forêt alors qu'elle pourrait demeurer avec son entourage dans des appartements tendus de soie. C'est moi qui l'ai engagée dans ce chemin de perdition. Je prie Dieu qui règne sur le monde, pour qu'Il me donne le coeur de laisser en paix la femme de mon oncle. Je lui jure bien que je le ferais volontiers, si je

pouvais, pourvu qu'Yseut fût réconciliée avec le roi Marc, qu'elle a épousé, hélas ! devant bien des grands, selon le rite institué par l'Eglise romaine."

Tristan est appuyé sur son arc. Il ne cesse de regretter l'hostilité de Marc son oncle, qu'il a outragé en causant la déchéance de sa femme. Voilà comment, ce soir−là, Tristan s'affligeait. Ecoutez maintenant les plaintes d'Yseut. Elle se répétait :

"Hélas, malheureuse ! Qu'est devenue votre jeunesse ? Vous vivez en forêt comme serve. Où sont passées vos suivantes ?

Je suis reine, mais j'en ai perdu la dignité par la faute du poison que nous bûmes sur la mer. Ce fut la faute de Brangien, qui en avait la garde. Hélas ! elle le garda bien mal ! Mais qu'y pouvait−elle, quand j'en bus jusqu'à plus soif ? Les nobles demoiselles, filles de vavasseurs bien nés, auraient dû constituer ma suite et me servir en mon palais, jusqu'à ce que, une fois dotées, je les mariasse à des seigneurs. Ami Tristan, elle nous a soumis tous deux à triste épreuve, celle qui nous apporta le philtre d'amour. On ne pouvait nous causer plus de mal."

Tristan répond : "Noble reine, nous gaspillons notre jeunesse. Ma belle amie, si j'en avais le pouvoir, et si quelqu'un pouvait intervenir pour me réconcilier avec Marc et obtenir son pardon, fût−ce au prix d'un serment par lequel je jurerais que jamais, dans le passé, ni en faits ni en paroles, nous n'eûmes entre nous liaison qui pût déshonorer le roi, il n'y a pas un chevalier en ce royaume, de Lidan à Durham, qui, s'il prétendait que je vous eusse aimé de manière outrageante, ne me trouvât prêt à l'affronter, en champ clos, l'arme à la main ; et si Marc le voulait bien, après que vous auriez juré vous aussi, il souffrirait que j'appartienne à sa maison, et je le servirais comme il en est digne, en neveu et en vassal fidèle : il n'y aurait sur sa terre aucun homme de guerre en qui, au combat, il puisse avoir plus confiance. Si toutefois il préférait vous reprendre et m'exiler, sans accepter que je le serve, je m'en irais chez le roi de Frise, ou passerais en Bretagne, avec Governal comme seul compagnon. Mais, noble reine, où que je sois, je ne cesserais de me proclamer votre homme. Je ne voudrais pas vous quitter, si nous pouvions rester ensemble et éviter, belle amie, la pénurie que vous souffrez si volontiers sans cesse, pour mon amour, dans ce désert. Je vous ai fait déchoir de votre rang de reine : vous pourriez être honorée, dans votre palais, près de Marc mon seigneur, si vous n'aviez bu du breuvage magique qu'on nous offrit sur la mer. Noble Yseut, si prestigieuse dame, conseillez−moi : qu'allons−nous faire ?

− Seigneur, grâces soient rendues au Christ, quand vous renoncez à pécher. Mon ami, souvenez−vous de l'ermite Ogrin, qui nous prêcha les commandements de l'Ecriture, et qui nous parla si longuement, quand nous vînmes à sa demeure, qui est au bout de la forêt. Mon ami bien−aimé, si vous avez désormais le coeur à vous repentir, c'est une très grande faveur divine. Seigneur, retournons le voir, et vite. J'en suis tout à fait sûre : il nous donnerait de précieux conseils qui nous permettraient de nous sauver."

Tristan, à ces mots, soupire et dit : "Noble reine, retournons à l'ermitage, ce soir ou dès le matin. Sur le conseil d'Ogrin, nous écrirons au roi ce que nous semblera bon, dans une lettre où nous mettrons tout notre message.

− Ami Tristan, vous parlez bien. Qu'il nous soit seulement possible à tous deux de demander au puissant Dieu du ciel d'avoir pitié de nous, ami Tristan ! "

Ils sont retournés dans la forêt. Les amants ont tant cheminé qu'ils arrivent à l'ermitage. Ils trouvent Ogrin en train de lire. Il les voit et les interpelle avec douceur. Ils s'asseyent dans la chapelle :

"Pauvres proscrits, que d'épreuves Amour vous impose ! Que votre folie a duré ! Vous avez trop longtemps mené cette vie. Croyez−moi : repentez−vous."

Tristan lui répond :

"Ecoutez−nous. Si nous l'avons menée si longtemps, c'est que tel était notre destin. Il y a bien trois ans jour pour jour que nous n'avons cessé de souffrir. Si, à présent, nous pouvions trouver un appui pour réconcilier la reine, je renoncerais à servir Marc et m'en irais avant un mois en Bretagne ou en Lothian, et si mon oncle accepte que je reste à sa cour en vassal fidèle, je suis son homme, comme c'est mon devoir. Seigneur, mon oncle est un roi puissant. Donnez−nous, Seigneur, pour l'amour de Dieu, le meilleur conseil sur tout cela, et nous ferons comme vous l'entendrez."

Ecoutez−moi, vous tous : je vais parler de la reine. Elle se laisse tomber aux pieds de l'ermite. Elle le prie de tout son coeur de les réconcilier avec le roi. Elle l'implore :

"Jamais de ma vie, je n'aurai coeur à commettre folie. Je ne veux pas dire, comprenez−moi, que je me repente d'avoir suivi Tristan, car je ne l'aime pas comme un amant, mais comme un ami, et sans péché : je n'ai point avec lui de relations coupables, et nous sommes étrangers l'un à l'autre."

L'ermite l'écoute. Il pleure.

Ce qu'il vient d'entendre augmente sa reconnaissance envers Dieu :

"Ah ! Seigneur tout−puissant, je vous remercie de tout mon coeur, puisque vous m'avez permis de vivre assez pour voir ce couple revenir et me consulter afin d'obtenir son pardon. Puissé−je prolonger longtemps mon action de grâces ! Je le jure sur ma foi, vous ne serez pas déçus. Tristan, écoute−moi bien. Tu es venu à ma demeure ; et vous reine, prêtez l'oreille à mon discours : il n'est plus temps de déraisonner. Quand homme et femme pèchent ensemble, s'ils se sont donnés l'un à l'autre, puis se sont quittés, pourvu qu'ils viennent à la pénitence et éprouvent un repentir sincère, Dieu leur pardonne leur faute, si scandaleuse, si odieuse soit−elle. Tristan, et vous, reine, écoutez−moi bien. Pour atténuer la honte et éviter le scandale, il est utile de mentir un peu. Puisque vous m'avez demandé d'intervenir, j'accepte sans attendre. Je vous donnerai un parchemin. En première ligne, vous saluerez le roi. Puis vous écrirez le lieu de destination, Lancien. De nouveau, saluez le roi comme il convient. Dites−lui que vous êtes avec la reine dans la forêt, mais que s'il voulait la reprendre et renonçait à sa rancune, vous agiriez ainsi : vous vous rendriez à sa cour ; s'il s'y trouve un homme puissant, avisé et influent qui prétende que vous vous êtes aimés d'amour coupable, que le roi Marc vous fasse pendre si vous ne vous disculpez pas. Tristan, je ne te flatte pas si je te dis que tu ne trouveras pas d'adversaire à ta taille qui ose engager quoi que ce soit contre toi. Je te donne un conseil sûr.

Marc ne peut contester ceci : quand il voulut vous soumettre au supplice et vous faire brûler à cause du nain, nobles et vilains l'ont vu, il ne voulait rien entendre. Quand Dieu vous a permis de vous en tirer sain et sauf, comme le bruit s'en est répandu (et s'Il n'était intervenu, vous auriez connu la pire des morts), vous avez sauté dans un abîme que nul être au monde, du Contentin à Rome, n'oserait contempler sans vertigineuse épouvante : la crainte vous a donné des ailes. Et vous avez arraché la reine à ses bourreaux. Depuis, vous avez vécu dans la forêt. Mais c'est vous qui amenâtes Yseut au roi et la lui donnâtes en mariage. Il sait bien qu'il vous la doit. Les noces eurent lieu à Lancien. Vous eûtes le tort d'attirer les soupçons par votre conduite à l'égard de la reine : vous préférâtes fuir. Mais s'il accepte votre serment en présence de tous, puissants et petits, offrez−lui de vous y soumettre à sa cour ; pour peu qu'il y mette du sien, qu'il constate votre loyauté et que ses vassaux l'approuvent, qui sait s'il ne va pas rendre à Yseut la courtoise sa dignité d'épouse royale ? Si vous constatez qu'il en est d'accord, vous serez son homme : vous le servirez avec joie. Mais s'il refuse votre service, vous passerez la mer et irez en Ecosse servir un autre roi. Telle est la lettre.

− Je le veux bien. Mais s'il vous plaît, seigneur Ogrin, ajoutons quelque chose au parchemin, parce que je me méfie du roi : il a fait mettre ma tête à prix. Je lui demande donc, avec tout le respect et l'amour que je

lui dois, de dicter une lettre de réponse où il écrive sa volonté. Qu'il fasse pendre cette lettre à la Croix Rouge, au milieu de la lande. Je n'ose lui faire savoir où je suis. Je crains qu'il ne m'y attaque. Je ne serai sûr de mon sort que lorsque j'aurai en mains cette lettre : alors, je ferai ce qu'il voudra. Seigneur, scellez mon message !

Vous écrirez à la fin : "Vale". Je n'ai rien à dire de plus."

Ogrin se lève. Il prend une plume, de l'encre, un parchemin. Il rédige le texte. Quand il eut achevé, il prit un anneau. La pierre y était saillante. Il appose son sceau. Il tend le tout à Tristan qui le reçoit avec effusion.

− "Qui le portera ? demande Ogrin.

− Moi.

− Non, Tristan.

− Si, seigneur, cela vaut mieux. Je connais bien Lancien. Si vous le permettez, la reine restera ici. Tout à l'heure, à la nuit, quand le roi dormira, je prendrai mon cheval, et j'emmènerai mon écuyer. Sur une pente qui domine la ville, je descendrai de ma monture et je finirai la route à pied. Mon maître gardera mon cheval : prêtres ni laïcs n'en virent jamais un meilleur."

Le soir, après le coucher du soleil, lorsque l'ombre s'obscurcit, Tristan partit avec Governal. Il connaissait bien le pays. Au bout d'un long chemin, ils parvinrent à la cité de Lancien. Tristan descend de cheval et pénètre dans la ville. Les gardes se mettent à corner à grand bruit. Mais Tristan descend dans les douves et réussit bientôt à rejoindre le palais. Il court un grand danger. De la fenêtre de la chambre royale où il est enfin parvenu, il appelle à voix basse Marc endormi : ce n'était pas le moment de faire du tapage. Le roi s'éveille et dit :

"Qui es−tu, qui viens à cette heure ? Que se passe−t−il de si urgent ? Dis−moi ton nom.

− Sire, je suis Tristan. J'apporte une lettre. Je la laisse ici, à la fenêtre de cette pièce. Je n'ose rester plus longtemps. Lisez la lettre : je m'en vais."

Il part ; le roi se lève d'un bond. Par trois fois, il appelle Tristan :

"Pour l'amour de Dieu, mon neveu, ne t'en va pas."

Puis il saisit la lettre. Tristan s'en est allé : il ne s'attarde pas. Il est impatient de vider les lieux. Il retrouve son maître qui l'attend. Il saute agilement sur son cheval. Governal lui dit :

"Insensé, dépêche−toi. Filons par les voies écartées."

Après une longue chevauchée dans la forêt, les voici, au petit jour, à l'ermitage. Ils y entrent. Ogrin priait le Seigneur du ciel, de toutes ses forces, pour qu'il protégeât Tristan et son écuyer Governal de toute mauvaise rencontre. A la vue de son hôte, le saint homme est empli de joie. Il rend grâces au Dieu créateur.

Quant à Yseut, il n'est pas nécessaire de demander si elle eut peur ou joie à les voir. Depuis qu'ils étaient partis la veille jusqu'à ce que l'ermite et elle eussent assisté à leur retour, elle n'avait cessé de pleurer. Leur absence lui parut bien longue. Quand elle voit Tristan revenir, elle prie les deux hommes... (de leur dire) ce qu'ils ont fait, et elle sanglote plus qu'elle ne parle :

"Ami, dis−moi, pour l'amour de Dieu, tu es donc allé à la cour du roi ?"

Tristan leur raconte tout : sa venue à la ville, ce qu'il a dit au roi, comment Marc l'a rappelé, comment lui−même a laissé la lettre et où le roi l'a trouvée.

"Mon Dieu, soyez loué, dit Ogrin. Tristan, vous aurez certainement bientôt la réponse de Marc".

Tristan met pied à terre et pose son arc. Ils ne quittent plus l'ermitage.

Le roi fait réveiller ses barons. Il mande d'abord son chapelain. Il lui tend la lettre qu'il tient encore.

L'autre rompt la cire et lit le texte. Il se tourne d'abord vers le roi en lui faisant part du salut de Tristan. Il lui énonce ligne par ligne le contenu de la missive. Il fait savoir à Marc la requête de son neveu. Le roi écoute avec attention. Il ressent une immense joie, car il aime sa femme.

Les barons sont réveillés. Marc convoque nommément les plus nobles. Quand ils sont tous rassemblés, il prend la parole. Eux se taisent.

"Seigneurs, je viens de recevoir la lettre que voici. Je suis votre souverain, vous êtes mes fidèles. Qu'on lise le texte, et vous, écoutez−le. Quand vous en connaîtrez le contenu, conseillez−moi : je vous le demande et c'est votre devoir."

Le premier, Dinas, se lève. Il dit à ses compagnons :

"Seigneurs, prêtez l'oreille. Si vous jugez que je parle mal, ne suivez pas mon discours. Que celui qui a mieux à dire nous en fasse part et manifeste sa sagesse en laissant de côté toute déraison. Une lettre est portée à notre connaissance, mais nous ne savons d'où elle vient. Qu'on la lise d'abord; puis, comme le roi nous y invite, celui qui sera en mesure de donner un conseil utile le formulera loyalement.

Croyez-moi : celui qui inspire mal son seigneur légitime commet le pire des crimes."

Les nobles de Cornouaille déclarent alors :

"Dinas a bien parlé. Chapelain, lisez-nous la lettre de bout en bout."

Le chapelain se lève. Il délie la missive avec ses deux mains. Debout devant le roi, il commence :

"Ecoutez-moi avec attention : Tristan, le neveu de notre seigneur, envoie son salut et l'expression de son amour au roi et à ses barons. Sire, souvenez-vous de votre mariage avec la fille du roi d'Irlande. Pour elle, j'ai bourlingué par les mers jusqu'à Kinsale. Je l'ai conquise par ma prouesse. J'ai tué pour l'obtenir le monstrueux dragon à la crête d'écailles. Je l'ai amenée dans votre pays. Sire, vous l'avez prise pour femme devant vos chevaliers. Mais vous n'aviez pas longtemps vécu ensemble, que déjà certains de vos sujets vous faisaient croire à leurs calomnies. Je suis prêt à donner des gages et à la disculper, pour dissiper tout soupçon, en m'affrontant à tout adversaire, à pied ou à cheval, pourvu, cher seigneur, que les armes soient égales, après serment que jamais nous n'éprouvâmes l'un pour l'autre d'amour coupable. Si je ne puis écarter l'accusation en prouvant la loyauté de mon serment devant ta cour, faites-moi juger en présence de vos chevaliers, sans que je puisse en récuser un seul. Le moindre de vos barons, s'il veut me perdre, pourra me condamner et me faire périr, fût−ce par le feu. Souvenez-vous, sire, mon oncle : vous vouliez nous soumettre au bûcher, mais Dieu eut pitié de nous. Nous lui en rendîmes grâces. La reine eut la chance d'y échapper, et c'était justice, Dieu en soit témoin, car vous aviez tort de vouloir qu'elle pérît.

Je m'en tirai aussi : je sautai dans un vertigineux abîme. C'est alors que la reine fut livrée pour son châtiment aux malades. Je la ravis à Yvain et l'emmenai avec moi. Depuis, nous avons vécu en fugitifs. Je ne pouvais pas ne pas la sauver, puisqu'elle a failli mourir à cause de moi. Puis nous avons vécu ensemble dans la forêt, parce que j'aurais été téméraire de me montrer en terrain découvert... (Vous avez fait crier un ban ordonnant) de nous capturer et de nous livrer à vous. Vous nous auriez soumis au bûcher ou à la potence.

C'est pourquoi nous étions bien obligés de fuir. Mais si votre bon plaisir était de reprendre Yseut au clair visage, il n'y aurait pas un baron dans le pays qui vous serve mieux que moi. Si au contraire on vous engage dans une autre voie et si vous n'acceptez pas mon service, j'irai trouver le roi de Frise : vous n'entendrez plus jamais parler de moi. Je traverserai la mer. Soumettez, sire, ce cas à votre conseil. Pour moi, je suis las de tant d'épreuves. Ou je me réconcilierai avec toi, ou je ramènerai la princesse en Irlande, où je suis allé la chercher.

Elle règnera sur son pays."

Le chapelain dit alors :

"Sire, la lettre s'arrête là."

Les barons ont écouté la requête de Tristan, qui propose un duel pour la fille du roi d'Irlande. Il n'est pas un seigneur de Cornouaille qui ne dise :

"Sire, reprenez votre femme. Ils étaient insensés, ceux qui ont formulé contre la reine les calomnies dont cette lettre fait état. Je ne puis vous dire autre chose. Que Tristan vive outre-mer : il ira chez le puissant roi de Galloway à qui le roi Corvos fait la guerre. Il trouvera là de quoi vivre, et vous saurez où il se trouve pour le rappeler au besoin. Nous ne savons vous conseiller autrement. Demandez-lui par lettre qu'il vous ramène au plus tôt la reine."

Le roi fait avancer son chapelain :

"Qu'on rédige bien vite cette lettre. Vous avez entendu ce que vous devez y mettre. Hâtez-vous : je suis très impatient. Il y a si longtemps que je n'ai vu la belle Yseut ! Sa jeunesse n'a que trop souffert. Et quand la lettre sera scellée, allez la pendre à la Croix Rouge. Qu'elle y soit portée dès ce soir. Et n'oubliez pas mon salut à Tristan."

Le chapelain dépêche la lettre et va la pendre à la Croix Rouge.

Tristan, cette nuit−là, ne dormit pas. Avant minuit, il a déjà traversé la Blanche Lande.

Il prend le pli scellé. Il reconnaît les emblèmes de Cornouaille. Il revient chez Ogrin : il lui donne le message ; l'ermite reçoit la missive. Il lit le texte, et constate la magnanimité du roi qui pardonne à Yseut et affirme qu'il la reprendra avec les honneurs qui lui sont dus. Il prend note de la proposition finale. Il va alors prononcer les paroles qu'il faut, en saint homme qu'il est :

"Tristan, c'est une grande joie qui t'arrive ! Ta requête est acceptée, et le roi reprend la reine. Son conseil l'approuve unanimement. Mais ils n'osent pas lui suggérer de te garder à sa solde : va−t'en servir, à l'étranger, un roi qui est en guerre, au moins un an ou deux. Si Marc le veut bien, tu reviendras auprès de lui et d'Yseut. D'ici trois jours, le roi promet de recevoir sa femme. C'est près du Gué Aventureux qu'aura lieu la retrouvance. C'est là que tu la lui rendras et c'est là qu'elle lui sera remise. La lettre s'arrête là.

− Mon Dieu, dit Tristan, quelle triste séparation ! Qu'il a mal, celui qui perd son amie ! Mais il le faut bien, quand vous avez tant souffert pour moi. Vous avez eu votre lot d'épreuves.

Quand nous devrons nous quitter, je vous donnerai un gage d'amour et vous me donnerez le vôtre, ma belle amie. Tant que je vivrai, que je fasse ou non la guerre, je vous ferai parvenir mes messages. Ma belle amie, de votre côté, faites−moi savoir en toute franchise ce que vous voulez."

Yseut soupire profondément et dit :

"Tristan, je vais te le dire. Laisse-moi Husdent, ton brachet. Jamais veneur n'eut chien mieux traité qu'il le sera. Quand je le verrai, j'en suis sûre, je me souviendrai de toi : si triste que soit mon coeur, j'éprouverai de la joie à le regarder. Jamais, depuis que la Loi fut donnée à Moïse, un animal ne connut sort plus heureux ni ne dormit dans un plus beau lit. Cher Tristan, j'ai un anneau avec un jaspe vert et un sceau. Cher seigneur, pour l'amour de moi, passez à votre doigt cet anneau, et si vous désirez un jour me faire quelque requête, soyez sûr que j'y répondrai. Mais je me méfierai du messager si je ne vois cet anneau ; dans le cas contraire, aucun roi ne saurait m'interdire, que ce soit sagesse ou folie, de faire ce que me dira celui qui me montrera la bague, pourvu que cela n'entache pas notre honneur : je vous le promets, au nom de notre amour. Mais vous, ami, acceptez-vous de me donner en échange le farouche Husdent bien tenu en laisse ?

Tristan répond :

"Mon amie, je vous donne Husdent, gage de ma tendresse.

− Seigneur, merci de m'avoir confié le brachet. De mon côté, je vous offre l'anneau."

Elle retire la bague et la lui passe. Tristan l'embrasse, et elle lui rend son baiser, manifestant ainsi qu'il est son homme−lige.

L'ermite se rend au Mont-Saint-Michel de Cornouaille, où il y a un riche marché. Il y achète vair et gris, habits de soie et fourrures, laine fine et toile blanche, plus éclatante que fleur de lis, et palefroi qui va doucement l'amble, avec son harnachement d'or qui flamboie ; il acquiert à crédit ou marchande les tissus desoie et les vêtements fourrés ou ornés d'une hermine, si bien que c'est une riche parure qu'il ramène à Yseut.

On crie par Cornouaille :

"Le roi se réconcilie avec sa femme. Au Gué Aventureux aura lieu la rencontre. Proclamation à tout le pays."

Il n'est chevalier ni dame qui ne vienne à cette assemblée. Ils sont heureux de revoir la reine : tout le monde l'aimait, sauf les félons, que Dieu perde ! Voici le salaire de ces quatre renégats : deux périrent par l'épée, le troisième reçut une flèche mortelle. Leur fin tragique fit du bruit en Cornouaille. Et le forestier qui dénonça les amants n'échappa point à un trépas cruel, car le noble et fringant Périnis le tua dans la forêt avec sa fronde. Dieu vengea les amants de ces quatre individus et ne put tolérer leur orgueil.

Seigneur, le jour de la retrouvance, le roi Marc s'entoura d'une nombreuse escorte. On tendit mainte tente et maint pavillon pour les barons : la prairie en était couverte au loin. Tristan vient à cheval, avec son amie. Il s'avance sur sa monture, au pas. Sous son bliaut, il a revêtu son haubert, car il ne se sent pas en sécurité, parce qu'il a offensé le roi. Il contemple les tentes dans la plaine : il aperçoit le roi, au milieu de ses gens. Il appelle doucement Yseut : "Dame, tenez bien Husdent. Pour l'amour de Dieu, je vous prie de le garder : vous l'avez aimé, qu'il vous reste cher. Voici le roi, votre époux ; près de lui, les grands de son royaume. Nous n'aurons plus longtemps loisir de nous entretenir l'un l'autre. Je vois venir les chevaliers, les hommes d'armes, le roi lui-même, et tous, Dame, accourent à votre rencontre. Au nom du puissant Dieu de gloire, si je vous demande quoi que ce soit, quelle que soit l'urgence, Dame, faites ce que je veux.

− Tristan très cher, voici ma réponse : par cette foi que je vous dois, si vous ne m'envoyez pas le signe visible de l'anneau que vous portez au doigt, je ne croirai rien de ce que me dira votre messager, mais dès que j'aurai aperçu la bague, ni tour, ni mur, ni citadelle ne m'empêcheront d'obéir immédiatement à la requête de mon ami, en tout honneur, en toute loyauté, et pourvu que je sache que tel est bien votre gré.

− Dame, répond Tristan, Dieu vous en récompense."

Il la prend dans ses bras et la serre contre lui. Mais Yseut garde son sang−froid et dit :

"Mon bien−aimé, encore un mot.

− Parle, je t'écoute.

− Tu me ramènes au roi et tu me rends à lui sur le conseil de l'ermite Ogrin, que Dieu puisse accueillir en paradis ! C'est en Son nom que je te demande, mon bien−aimé, de ne pas quitter ce pays avant de savoir

comment le roi se comporte à mon égard et s'il ne me regarde pas d'un mauvais oeil. Quand il m'aura reprise, de tout mon amour, je te prie de te rendre le soir au logis d'Orri le forestier. C'est là que, pour l'amour de moi, tu résideras. Nous y avons passé mainte nuit, dans le lit que nous fit faire... Quant aux trois félons qui tentèrent de nous perdre, ils finiront bien par être punis : on les trouvera un jour, gisant dans la forêt. Ami cher, ils me font peur : qu'Enfer s'ouvre et les engloutisse ! Je les redoute à cause de leur traîtrise. Dans l'abri sûr du cellier, sous la cabane, tu iras te réfugier, mon amant. Je te ferai savoir par Périnis ce qui se passe à la cour. Mon amant, Dieu te garde ! Va résider là−bas. Tu verras souvent mon messager. Je vous informerai, toi et ton maître, par l'intermédiaire de mon page, sur ce qui m'arrive...

− Non, très chère Yseut. Celui qui vous accusera d'inconduite fera bien de se méfier de moi et du diable !

− Seigneur, dit Yseut, merci ! A présent, je suis contente : vous m'avez tout à fait rassurée."

Ils ont tant cheminé de part et d'autre, que les amants et les gens du roi se saluent. Le roi s'avance dignement, à une portée d'arc de sa suite. Avec lui, je crois, Dinas de Dinan. Tristan conduit par la rêne la monture que chevauche son amie. Il s'incline comme il convient devant Marc :

"Sire, je te rends la noble Yseut. Il n'est restitution plus précieuse. Je vois ici tes vassaux et, en leur présence, voici ma requête : Permets-moi de me disculper en jurant devant ta cour que jamais, en aucune circonstance, il n'y eut entre elle et moi d'amour coupable. On t'a fait croire à des mensonges. Dieu te sauve et te bénisse : on m'a condamné sans procès. Laisse−moi combattre à pied ou à cheval, devant ta cour. Si je suis vaincu, tu peux me brûler dans le soufre, mais si je triomphe, que nul, chauve ou chevelu... accepte-moi parmi tes hommes, ou consens que j'aille en Loonois."

Le roi va parler à son neveu. André, qui est né à Lincoln, lui a dit :

"Sire, ne le bannissez pas : vous n'en serez que plus craint et respecté."

Marc va céder. Il y incline de tout son cœur. Il dit à Tristan de s'approcher ; il laisse la reine avec Dinas, qui était très allègre et joyeux, et qui savait faire honneur aux gens. Avec la reine, il badine et plaisante. Il l'aide à retirer sa cape de laine fine. Elle porte une tunique au-dessus de son grand bliaut de soie.

Que vous dire de son manteau ? L'ermite qui l'acheta ne regrettait pas le prix qu'il l'avait payé. Riche était la robe, et belle Yseut. Elle avait les yeux verts et les cheveux blonds. Le sénéchal s'entretient gaiement avec elle. Mais les trois barons sont furieux : maudits soient−ils ! N'en finiront-ils jamais ? Ils s'approchent du roi :

"Sire, disent-ils, venez par ici. Nous avons quelque chose d'important à vous dire. La reine est sous le coup d'une accusation qui l'a obligée à fuir. Si elle se retrouve à la cour avec Tristan, on va certainement parler d'indulgence coupable à l'égard de leur inconduite. Rares seront ceux qui diront le contraire.

N'admettez pas Tristan à votre cour avant un an, jusqu'à ce que vous soyez sûr de la loyauté d'Yseut. C'est un bon conseil que nous vous donnons."

Le roi répond :

"Quoi qu'on me dise, je suivrai ce conseil."

Ils s'éloignent et proclament la décision royale. Quand Tristan apprend que le roi veut qu'il parte sans délai, il prend congé de la reine. Ils échangent un tendre et long regard. La reine a rougi : elle est gênée, devant tant de monde. Voyez Tristan partir. Dieu ! ce qui eut lieu ce jour−là émut bien des cœurs ! Le roi lui demande où il s'en va : il lui donnera ce qu'il veut. Il lui a proposé sans compter or et argent et vair et gris. Tristan lui dit :

"Roi de Cornouaille, je n'en prendrai pas une maille. Le plus tôt possible, j'irai l'âme en fête chez le puissant roi qui est actuellement en guerre".

Tristan est accompagné d'un prestigieux cortège : tous les barons et le roi Marc. Il suit son chemin vers la mer. Yseut le suit des yeux. Tant qu'elle peut le voir, elle demeure immobile. Tristan s'en va. Ceux qui l'ont escorté un instant s'en reviennent. Mais Dinas reste encore un peu avec lui. Il l'embrasse à plusieurs reprises et le prie de ne pas hésiter s'il veut le revoir. Ils échangent leur foi.

"Dinas, encore un instant. Voici que je pars, et tu sais bien pourquoi.

Si je te fais demander par Governal quelque chose d'important, ne manque pas d'accéder à mon désir."

Ils ne cessent de s'étreindre. Dinas lui répond qu'il n'a rien à craindre, car il n'a qu'à dire : Lui-même fera tout son possible. Il ajoute que c'est une rude séparation, mais qu'il veillera sur Yseut − il le promet − non pour l'amour du roi, mais par amitié pour Tristan. Ce dernier s'éloigne alors. Tous les deux sont bien tristes de se quitter.

Dinas rejoint le roi, qui l'attend dans la lande. Les barons chevauchent désormais vers la ville au petit trot. Toute la population vient au devant d'eux : il y a plus de quatre mille personnes, hommes, femmes, enfants, qui veulent voir non seulement Yseut, mais aussi Tristan. Ils sont en liesse. Les cloches sonnent par la cité. Quand ils apprennent que Tristan n'est plus là, tous s'attristent. Mais la vue d'Yseut les réjouit. Ils se sont mis en peine pour lui faire honneur, car, sachez−le, il n'est pas une rue qui ne soit tendue de brocarts.

Qui n'en a pas à disposé des tentures. Sur l'itinéraire que suit la reine, la voie est jonchée de tapis. Ils montent le long de la chaussée vers l'église Saint−Samson. La reine marche au milieu de ses barons. L'évêque, les clercs, les moines et l'abbé sortent à sa rencontre, et ils ont revêtu les aubes et les chasubles. La reine descend de cheval. Elle est vêtue de fourrure aux reflets bleus. L'évêque la prend par la main et l'introduit dans l'église ; on l'amène jusqu'à l'autel. Le noble Dinas, qui se distingue par sa générosité, lui apporte un tissu qui vaut bien cent marcs d'argent : il est de fin brocart et de damas, et jamais comte ni roi n'en eut de semblable.

La reine Yseut le prend et le pose pieusement sur l'autel. On en fit une chasuble qu'on ne sortait du trésor qu'aux grandes fêtes annuelles. Elle est encore à Saint Samson, comme en témoignent des voyageurs qui l'ont vue. Puis Yseut est sortie de l'église. Le roi, les princes et les grands l'escortent jusqu'au palais qui domine la ville. Ce jour−là, il y eut de grandes réjouissances. On n'interdit pas les portes aux passants : qui voulait entrer trouva à manger. Le soir, on se montra prodigue. Les barons firent grand honneur à la reine.

Depuis son mariage, elle n'avait jamais connu de telles marques de vénération. Le roi affranchit trois cents serfs et donna armes et hauberts à vingt jeunes gens qu'il adouba. Ecoutez maintenant ce qu'il va advenir de Tristan.

Il s'en va, une fois restituée la reine. Il laisse le grand chemin et suit une sente. Il a tant marché qu'il arrive sans être vu chez le forestier. Orri le fait entrer et le conduit au cellier où il sera en sûreté. Il lui procure tout ce dont il a besoin. Orri était d'une très grande générosité : il prenait sangliers, laies et marcassins, et ses garennes abondaient en grands cerfs, biches, daims et chevreuils. Il n'était pas avare : il donnait beaucoup de gibiers à ses gens. Tristan vécut là avec lui, clandestinement, dans son souterrain. Par Périnis, le bon messager, il avait des nouvelles de son amie.

Parlons maintenant des trois félons, que Dieu maudisse ! C'est leur faute si Tristan a dû partir. Ils ont perverti le roi ! Un mois ne s'était pas passé que Marc alla chasser en compagnie des traîtres. Sachez ce qu'ils ont fait ce jour−là : dans une lande, à l'écart, les vilains avaient brûlé de la friche.

Le roi se tenait dans le brûlis. Il entendit les aboiements de ses chiens. Alors les trois barons s'approchèrent et lui dirent :

"Sire, nous avons à vous parler. Que la reine se soit mal conduite ou non, elle ne s'en est jamais disculpée par serment ; c'est peut−être une calomnie, mais les seigneurs de ton royaume t'ont fait savoir plus d'une fois qu'ils acceptaient de voir la reine affirmer par serment solennel l'innocence de ses rapports avec Tristan. Il faut qu'elle jure que ce sont mensonges. Vous devez lui imposer l'épreuve. Exigez-le au plus tôt, en privé, quand le soir vous serez seul avec elle. Si elle refuse de se disculper, exilez-la du royaume."

A les entendre, le roi rougit : "Pardieu ! seigneurs de Cornouaille, vous n'arrêtez pas de l'accuser. Voici nouvelle attaque qui aurait pu attendre. Si vous tenez à ce que la reine reparte pour l'Irlande, dites-le. Que demandez-vous tous les trois ?

Tristan n'a−t−il pas proposé le duel ? Vous n'avez pas osé relever le défi. Mais c'est de votre faute s'il est banni. Je vous ai écoutés. Je l'ai chassé : à ma femme maintenant ! Que la malédiction soit sur la tête de qui me persuada de l'éloigner !

Par saint Etienne le martyr, vous en voulez trop, et j'en ai assez. Quel incroyable acharnement ! Si Tristan est coupable, a-t-il été vaincu ? Vous n'avez souci de mon bonheur. Vous ne me laissez plus la paix.

Par saint Trémeur de Carhaix, je vais vous proposer quelque chose. Nous sommes lundi : d'ici demain mardi, vous saurez quoi."

Le roi leur a fait peur et ils n'ont plus qu'à prendre le large. Marc leur dit :

"Que Dieu vous perde, car vous ne cherchez qu'à me faire du mal. Mais vous n'avez rien à y gagner. Je ferai revenir celui que vous avez chassé."

Après avoir constaté la fureur du roi, les trois fourbes sont descendus de cheval dans la lande, sous une friche. Ils ont quitté le roi, qui reste dans la plaine, en proie à sa colère. Ils se disent :

"Que faire ? Le roi Marc est bien vil. Il va bientôt rappeler son neveu. Alors, nous aurons beau faire et beau dire ; s'il revient, nous sommes morts. Qu'il trouve l'un de nous trois sur sa route ou dans la forêt, il saignera jusqu'à son cadavre. Allons dire au roi que nous le laisserons tranquille et ne lui en parlerons plus."

Marc se tient immobile au milieu des herbes.

C'est là qu'ils le rejoignent : il les évite. Il n'a pas envie d'écouter leurs discours. Il jure en son for intérieur, par la religion qui est la sienne : ils ont eu tort de lui parler. S'il avait eu avec lui ses gens, il les aurait fait arrêter tous les trois.

"Sire, disent-ils, un instant. Vous êtes triste et courroucé de nous avoir entendus défendre votre honneur. On ne devrait jamais contrarier son seigneur : vous nous en tenez rancune. Que soit maudit tout ce que couvre le baudrier de vos ennemis, dont le repentir est sûr : c'est ceux−là qui doivent partir. Mais nous, nous sommes vos fidèles et vous conseillions loyalement. Puisque vous ne voulez pas nous croire, agissez comme vous l'entendez. Nous ne vous importunerons plus et nous nous tairons. Oubliez votre colère."

Le roi muet s'appuie sur son arçon. Sans se retourner, il dit : "Seigneurs, il n'y pas si longtemps, vous n'avez pas répondu au défi que lança mon neveu au sujet de ma femme. Vous n'avez pas osé prendre vos boucliers. Et vous vous dérobez encore ! Mais je vous interdis de me parler. Allez-vous-en de mon royaume. Par saint André qui attire les pèlerins outre−mer jusqu'en Ecosse, vous m'avez blessé au cœur, et mon mal durera plus d'un an. C'est par votre faute que j'ai chassé Tristan."

Les trois félons se sont avancés : Godoïne, Ganelon et Danaalain, le plus fourbe. Ils se concertent ; mais ne savent que faire. Le roi les plante là, sans plus tarder. Ils partent à leur tour, furieux contre Marc. Ils ont de puissants châteaux, bien clos de palissades, et bien installés sur le roc en haut des monts. Le roi aura affaire à eux, si l'on n'y remédie point.

Le roi n'a pas perdu de temps. Il n'a pas attendu les chiens ni les veneurs. A Tintagel, au pied de la tour, il descend de cheval et entre dans le donjon. Personne ne l'a vu venir. Il pénètre dans ses appartements, épée ceinte. Yseut se lève à sa rencontre, lui retire son épée et s'assied à ses pieds. Marc lui tend la main et la relève. La reine s'incline devant lui, puis lève la tête et le regarde. Elle le voit sévère et hautain. Elle devine qu'il est contrarié. Qu'il soit venu sans escorte !

"Hélas, se dit-elle, mon ami est découvert et mon mari l'a fait prisonnier."

Elle se parle à voix basse.

Tout de suite, le sang lui monte au visage, et son cœur se glace. Elle s'effondre devant le roi. La voici qui s'évanouit, et elle est devenue blême. Marc la prend dans ses bras et la relève. Il l'étreint et l'embrasse. Il croit qu'elle est malade. Quand elle est revenue à elle:

"Ma bien−aimée, qu'avez−vous ?

− Sire, j'ai peur.

− Il n'y a pas de raison."

Elle retrouve les sens, et il la rassure. Sa pâleur a disparu, et son sang−froid revient. La voici tranquillisée. Elle trouve les paroles qu'il faut :

"Sire, je vois à votre mine que les veneurs vous ont déçu. Il ne faut pas vous mettre martel en tête pour une simple chasse."

Marc, à ses mots, sourit et l'embrasse. Il répond :

"Mon amie, j'ai avec moi trois félons qui depuis longtemps me veulent du mal. Mais si, cette fois−ci, je ne leur inflige un démenti et ne les bannis de mon royaume, ils n'auront plus peur de me faire la guerre. Ils m'ont assez fait souffrir et je n'ai que trop agréé leurs caprices. Ils ne me gagneront plus à leur cause. Leurs belles paroles et leurs calomnies m'ont convaincu de chasser mon neveu : je ne me soucie plus de traiter avec eux. Tristan reviendra bientôt : il me vengera de ces trois perfides et les fera pendre."

La reine écoute. Elle dirait le fond de son cœur, si elle osait. Mais elle se contient sagement et murmure :

"Dieu soit loué, quand mon seigneur s'est enfin fâché contre ceux qui ont déclenché le scandale. Je prie Dieu qu'ils expient."

Elle parle bas, et on ne peut l'entendre. Mais le discours qu'elle tient au roi est habile, à qui elle déclare :

"Sire, quel mal ont-ils dit de moi ? Chacun a le droit d'exprimer ce qu'il pense. Je n'ai que vous pour me défendre : c'est pour cela qu'ils cherchent à me perdre. Que le Dieu des anges les maudisse ! Ils m'ont si souvent plongée dans l'angoisse !

− Belle dame, dit le roi, savez−vous ? Trois de mes barons les plus redoutables se sont fâchés et sont partis.

− Sire, pourquoi ? pour quel motif ?

− Ils en veulent à ton honneur.

− Mais encore ? "

Le roi lui répond : "La raison, c'est que tu ne t'es pas disculpée au sujet de Tristan.

− Si j'y consens ?

− Ils m'ont dit encore... Voilà ce qu'ils m'ont déclaré.

− Je suis prête à m'y soumettre.

− Quand ?

− Dès maintenant.

− C'est court.

− Pas tellement. Sire, par tous les saints noms du Dieu vivant, écoutez-moi bien et conseillez-moi.

Comment se fait-il qu'ils s'acharnent sans cesse et si obstinément contre moi ? Que le Seigneur me protège, je ne leur ferai d'autre serment que celui que j'aurai choisi. Si je me disculpais, Sire, devant votre cour et en présence de tous vos gens, trois jours ne seraient pas passés qu'ils exigeraient une nouvelle épreuve. Sire, je n'ai pas en ce pays de parents qui, pour cautionner ma parole, lèveraient des troupes et feraient la guerre. Mais peu m'importe. Je n'ai cure de leurs ragots. S'ils veulent que je jure de mon innocence, ou s'ils exigent qu'on me juge, qu'ils fixent eux-mêmes un jour, car ils ne me demanderont pas d'épreuve si rude que je ne m'y soumette. A la date choisie, j'aurai fait venir le roi Arthur et sa suite. Si je manifeste devant eux que je ne suis pas coupable, qui voudrait encore me calomnier ? Exigeront-ils encore, après cette procédure, que je me justifie devant Cornouaillais ou Saxons ? Je désire que ces félons soient présents, et voient les choses de leurs propres yeux. Si le roi Arthur est là, avec Gauvain, son neveu, le plus courtois des chevaliers, et avec Girflet, et Keu le sénéchal, ce souverain a plus de cent vassaux qui seront prêts à témoigner pour moi.

Ils se battraient contre les délateurs. C'est pourquoi, Sire, je demande qu'ils assistent tous à mon serment.

On a mauvaise langue en Cornouaille, et l'on n'y joue pas franc jeu. Assignez une date, et ordonnez que riches et pauvres se rendent sans faute à la Blanche Lande. A qui manquera d'y venir, faites savoir que vous confisquerez leurs biens. Sire, vous serez quitte envers eux, et je suis personnellement sûre que dès que le roi

Arthur saura mon message, il viendra. Je le connais bien, depuis longtemps."

Le roi répond :

"Vous avez raison."

Il fixe alors la date de l'épreuve, qui aura lieu dans quinze jours, et la fait proclamer à travers son royaume. Il mande aussi les trois barons du pays qui ont quitté sa cour avec la rage au cœur et ils s'en réjouissent, quelle que soit l'issue de l'affaire.

Nul n'ignore dans le pays le jour où aura lieu le serment, et l'on compte sur la présence du roi Arthur et de ses compagnons en grand nombre, car une abondante escorte va l'accompagner. Yseut ne perd pas de temps. Elle prévient Tristan par Périnis et lui demande qu'en échange de ce qu'elle a risqué pour lui, il lui fasse une faveur : il peut, s'il le veut, la mettre au−dessus de tout soupçon.

"Rappelle-lui le gué qui est avant la passerelle, au Mal Pas : je m'y suis déjà salie. Sur la hauteur, près de la passerelle, un peu en deçà de la Blanche Lande, qu'il se tienne, déguisé en lépreux. Qu'il porte un hanap de bois madré, avec en dessous une bouteille nouée au hanap avec une courroie ; de l'autre main, qu'il tienne une béquille. Voici ce qu'il doit avoir présent à l'esprit : le jour fixé, qu'il reste assis sur cette hauteur, et que son visage ne soit que plaies et bosses ; qu'il porte le hanap devant son front, et qu'aux passants il demande humblement l'aumône. Ils lui donneront de l'or et de l'argent. Qu'il garde ces dons, pour que je les voie, une fois seule dans ma chambre."

Périnis dit : "Ma dame, c'est promis : je l'entretiendrai sans témoins et lui dirai vos ordres."

Périnis s'en va. Il traverse la lande et entre seul dans la forêt, où il chemine. Il arrive le soir à la cachette où vit Tristan, au fond de son cellier. Ils sortent de table. Tristan se réjouit de sa venue. Il devine que le jeune homme lui apporte des nouvelles de son amie. Il lui prend la main et tous deux s'assoient sur de hauts sièges.

Périnis lui transmet sans rien omettre le message de la reine. Tristan s'incline légèrement, et jure tous ses grands dieux que ses ennemis paieront sans attendre : on verra pendre leurs têtes bien haut sur des bâtons fourchus.

"Dis à la reine, textuellement : je serai là sans faute. Qu'elle se rassure et reprenne courage : je ne me baignerai pas en eau chaude tant que mon épée ne m'aura pas vengé de ceux qui lui ont fait du mal. On connaît leur félonie et leur traîtrise. Dis-lui que je me procure tout ce qui est nécessaire pour la sauver quand elle prêtera serment. Je la verrai d'ici peu. Va, et adjure-la de ne pas s'inquiéter : elle peut être sûre que je viendrai, clandestinement, comme un gueux. Le roi Arthur me verra assis devant le Mal Pas, mais il ne saura pas me reconnaître. Je garderai son aumône, si je puis l'obtenir. Tu peux rapporter à la reine tous les propos que je t'ai tenus dans le souterrain si bien voûté qu'elle a fait aménager. Et transmets-lui plus de saluts qu'il n'y a de petits bourgeons sur un arbre de mai.

− Je n'y manquerai pas", répond Périnis.

Il commence à gravir les marches :

"Je vais trouver le roi Arthur, seigneur. Je dois l'inviter expressément à venir assister à l'épreuve avec cent chevaliers qui puissent servir de garants à la dame de loyauté si jamais les félons grincent encore des dents. Qu'en pensez-vous ?

− Dieu t'accompagne."

Périnis court se remettre en selle pour partir. Il escalade vivement les degrés. Il va piquer des deux sans trêve jusqu'à ce qu'il arrive à Caerlion. Mais il s'est donné bien du mal pour rien : il n'a vraiment pas de chance. Il s'enquiert, et on lui dit que le roi est à Stirling. Le bon serviteur d'Yseut la belle a repris la route. A un berger qui joue du chalumeau, il demande où est le roi :

"Seigneur, lui répond l'homme, il est sur son trône. Vous allez voir la Table Ronde, qui tourne comme l'univers. Ses chevaliers y siègent."

Et Périnis :

"Allons−y".

Le page descend au perron. Il pénètre aussitôt. Il y avait maint jeune seigneur et maint fils de vavasseur influent qui apprenaient le métier des armes au service d'Arthur. L'un d'eux se met à filer comme s'il avait le diable à ses trousses.

Il court vers le roi et l'interpelle.

"D'où viens-tu ? dit le roi.

− J'ai à vous dire qu'il y a dehors un cavalier. Il veut vous voir tout de suite."

Voici Périnis qui s'avance. Plus d'un marquis le regarde. Il monte à la grand'salle où se tient le roi avec toute sa suite. Le page dit d'une voix ferme :

"Dieu sauve le roi Arthur et ses compagnons, de par Yseut la belle, son amie."

Le roi se lève de table :

"Que le Dieu des anges la sauve et la protège, et te bénisse, ami. Oh ! comme je désirais recevoir un message d'elle ! Jeune homme, devant ma cour, je lui accorde tout ce que tu demandes. Et je te ferai chevalier pour te récompenser d'avoir été le messager de la plus belle qui soit d'ici jusqu'à Tudèle.

− Sire, je vous remercie. Voici le motif de ma venue. Barons, prêtez l'oreille, et nommément vous, messire Gauvain. La reine s'est réconciliée avec son époux, en public : à leur retrouvance étaient présents tous les grands du royaume. Tristan proposa le duel judiciaire et la reine un serment devant le Dieu de loyauté. Mais personne ne fut assez hardi pour prendre les armes. Sire, à présent, on fait entendre à Marc qu'il doit exiger ce serment. Il n'y a pas, à la cour du roi, un seul homme de cœur, Français ou Saxon, qui appartienne au lignage d'Yseut. J'ai ouï dire qu'il nage avec aisance, celui à qui l'on soutient le menton. Sire, si j'en ai menti, traitez−moi de fourbe. Le roi n'est pas ferme dans ses choix : il balance toujours d'un côté ou de l'autre. Yseut la belle lui a répondu qu'elle protestera de son innocence devant vous, près du Gué Aventureux. Elle vous requiert et vous supplie au nom de votre amitié que vous soyez là au jour dit, avec cent de vos amis. Que votre loyauté soit telle, et celle de vos gens, que lorsque devant vous, la reine se disculpera

− et Dieu la protège ! − si jamais elle vous prie d'être ses garants, vous n'y manquiez en aucune façon.

L'épreuve aura lieu dans huit jours".

Plus d'un pleure à chaudes larmes. Le plus frivole en a les yeux tout embués.

"Seigneur, dit-on, que d'exigences ! Ils mènent le roi par le bout du nez.

Et Tristan n'est pas là. Il ne mérite pas le paradis, celui qui ne suivra pas Arthur là−bas, pour aider Yseut comme de juste."

Gauvain se lève, et tient le discours qu'il faut :

"Mon oncle, avec votre permission, l'épreuve qui a été instituée ne portera pas bonheur aux trois menteurs. Le plus fourbe est Ganelon. Nous nous connaissons bien. Je l'ai basculé dans la fange, lors d'un grand tournoi. Par saint Richier, que je l'attrape et Tristan est vengé. Si je puis le tenir et l'empoigner, il ne s'en tirera pas, et sera pendu en haut d'un mont."

Girflet se lève à son tour, et prend la main de Gauvain :

"Sire, ils détestent la reine, Danaalain, Godoïne et Ganelon, et de longue date. Que Dieu m'ôte le sens si, combattant Godoïne, je ne le transperce pas de ma lance de frêne. Et qu'en ce cas, je n'embrasse plus sous le manteau de belle dame en son lit clos de courtines."

Périnis, à ces mots, hoche la tête. Yvain, le fils d'Urien, dit à son tour :

"Je connais bien Danaalain.

Il aime la calomnie. Il a l'art d'abuser le roi. Mais il faudra bien qu'il m'écoute si nos chemins se croisent, comme il advint déjà dans le passé. Je n'aurai plus ni foi ni loi, s'il a le dessous et n'est pas pendu de ma main.

Il est juste que les félons expient. Le roi est le jouet de ceux qui le flattent."

Périnis déclare au roi Arthur :

"Sire, me voici sûr que les traîtres recevront plus d'un coup pour avoir attaqué la reine. A votre cour, il n'est pas un homme en péril, d'où qu'il vienne, que vous n'ayez tiré d'affaire. A la fin, tous ceux qui l'avaient mérité l'ont payé cher."

Ces propos font plaisir au roi, qui rougit :

"Jeune homme, allez manger. Mes fidèles la vengeront."

Le roi, qui se réjouit, veut que Périnis l'entende :

"Nobles et dignes compagnons, il faut que lors de l'épreuve, vous ayez de beaux chevaux, des écus neufs et de riches atours. Nous ferons un tournoi devant la prestigieuse dame qui fait appel à nous. Il n'aura pas beaucoup d'amour−propre, qui aura répugnance à porter les armes."

Voilà belle semonce ! Ils regrettent d'avoir à patienter. Ils voudraient que l'affaire ait lieu dès demain.

Mais écoutez ce que fit le noble messager. Périnis demande congé. Le roi monte sur Passelande, car il veut accompagner le jeune garçon. Ils galopent sur le chemin. On ne parle que de la belle Yseut : qui brisera sa lance avant de quitter l'assemblée? Le roi offre à Périnis tout ce dont a besoin un chevalier, mais il ne lui donnera pas tout de suite cet équipement. Il l'escorte un moment, pour l'amour de la dame aux cheveux blonds qui n'est capable d'aucun mal. Ils se complaisent à parler d'elle tout en cheminant. Le page est bien entouré, quand près de lui se tiennent le grand roi et ses chevaliers. Ils ont peine à se quitter. Le roi déclare :

"Mon ami, allez-vous en, et ne tardez point. Saluez votre dame de la part de son serviteur fidèle qui vient lui apporter la paix. Je ferai tout ce qu'elle veut. Je suis à son service. Son amitié me conférera beaucoup de gloire. Qu'elle se souvienne de l'épieu que j'ai lancé contre le bâton.

Elle sait bien comment eut lieu l'affaire. Je vous prie de lui faire ce message.

− Je vous promets, sire, de n'y manquer point."

Il pique sa monture. Le roi revient à son château. Périnis continue sa route ; il a accompli sa mission et s'est donné bien du mal pour servir la reine. Il galope le plus vite qu'il peut et ne s'arrête pas longtemps, jusqu'à ce qu'il arrive au terme de son voyage. Il a raconté sa chevauchée à Yseut, qui s'en réjouit, et lui parle du roi Arthur et de Tristan. Ils restèrent cette nuit−là à Lidan.

Dix jours s'étaient passés. Que dire de plus ? La date approche, qui a été choisie pour le serment de la reine. Tristan, son ami, s'active. Il a trouvé tout un attirail. Il se vêt de grosse laine, sans chemise. Sa cotte est en bureau grossier et il porte des bottes rapiécées. Il s'est fait tailler une grande cape de bure qu'il souille de suie. Il a curieuse allure : on dirait un vrai malade. Mais il cache son épée : il l'a nouée à ses flancs. Il s'en va ; il quitte secrètement le refuge qu'il partage avec Governal, et celui−ci lui fait mainte recommandation :

"Seigneur Tristan, gardez la tête froide, et veillez à ce que la reine ne se trahisse pas.

− J'y ferai attention, maître. Mais soyez vous-même attentif à suivre mes instructions. J'ai grand'peur d'être reconnu. Prenez mon écu et ma lance : apportez-les-moi, et sellez mon cheval. Tenez-vous prêt à intervenir au besoin, et restez embusqué près du passage. Vous connaissez les lieux. Il y a longtemps que vous avez reconnu le terrain. Le cheval est blanc comme lis : entourez-le de couvertures, afin qu'on ne le reconnaisse pas en le voyant. Il y aura là Arthur avec ses hommes, et aussi le roi Marc. Les chevaliers étrangers s'illustreront dans un tournoi, et moi-même, pour l'amour d'Yseut mon amie, je jouerai quelque bon tour. Mettez sur ma lance le pennon que ma dame m'a donné. Allez-vous en, mon maître. J'insiste pour que vous agissiez prudemment."

Tristan prend son hanap et sa béquille, et ils se disent au revoir. Governal rentre chez lui, s'équipe sans perdre de temps et se met aussitôt en route.

Il emprunte les couverts. Il se rend à son poste, près de Tristan, au Mal Pas. Sur une motte, au-dessus du marais, Tristan s'est contenté de s'asseoir. Il a planté devant lui son bourdon. Il l'a attaché à une corde pendue à son cou. Autour de lui s'étendent les bourbiers fangeux. Il se redresse. On ne dirait plus un malade, car il est fort et bien en chair : il n'a rien d'un nain, d'un infirme ni d'un bossu. Il écoute si vient le cortège : il reste assis là. Il s'est fait mainte bosse au visage. Si quelqu'un passe, il gémit :

"Quel malheur ! demander l'aumône et me voir réduit à cette misère ! Mais que faire d'autre ? "

Tristan leur soutire de l'argent, car il sait si bien s'y prendre qu'on lui en offre. Il reçoit ces charités qu'on lui tend en silence. Après sept ans de pratique, un mignon serait moins doté. Même les estafettes à pied et la belle élite des valets de bas étage qui mangent sur le chemin se voient interpeller par le mendiant qui garde la tête basse et les sollicite au nom de Dieu. L'un lui donne, l'autre le frappe. La racaille des voyous le traite de parasite et de fainéant. Tristan laisse dire et ne répond pas. Dans son cœur, il leur pardonne, pour l'amour du Sauveur. Les misérables, qui n'écoutent que leur fureur, le harcèlent, mais il ne perd pas patience. Ils l'appellent truand et bon à rien. Il les repousse avec sa béquille : il en fait saigner plus de quatorze, qui ne peuvent étancher leurs plaies. Les jeunes gens bien nés lui donnent, eux, un ferlin ou une maille sterling : il accepte. Il leur dit qu'il boira à leur santé. Son corps, prétend-il, le brûle tant qu'il ne peut étancher sa soif.

Ceux qui l'entendent en sont apitoyés jusqu'aux larmes ; ils ne sauraient absolument pas douter que l'homme qu'ils voient ne soit lépreux.

Serviteurs et écuyers se mettent hâtivement en peine de décharger leur matériel et de tendre les pavillons aux couleurs vives de leurs seigneurs. Les grands ont chacun leur tente. Voici que viennent à vive allure, par les chemins et les sentes, les chevaliers. On se presse sur le terrain ; il est trop foulé et devient fange molle : les chevaux y entrent jusqu'aux flancs ; beaucoup s'y embourbent et ont du mal à en sortir. Tristan en rit et ne s'en trouble guère. Il raille et dit à l'assistance :

"Tenez vos rênes par le nœud, et piquez hardiment. Allez-y, éperonnez, car plus loin, il n'y a plus de boue."

Ils s'y risquent, mais le marais s'effondre sous leurs pas. Quiconque y pénètre s'enlise. Il faut des houseaux pour progresser sans mal. Le lépreux refuse son secours. Quand il en voit un vautré dans la tourbe, il lui joue de la cliquette avec ardeur. Et quand l'autre s'enfonce, il s'écrie :

"Ne m'oubliez pas. Dieu vous sorte du Mal Pas ! Aidez-moi à m'acheter de nouveaux habits ! "

Il frappe le hanap avec sa bouteille. C'est un curieux endroit pour demander l'aumône, mais Tristan veut amuser Yseut, lorsqu'elle passera, la dame aux cheveux blonds, et elle en sera divertie.

Il y a grand tumulte au Mal Pas. Aux gués, on est inondé de boue ; on entend de loin les cris de ceux qui se souillent dans le bourbier. Celui qui va plus loin s'y rend seul ! Mais voici Arthur : il inspecte le passage, et beaucoup de ses barons sont à ses côtés. Ils craignent que le marais ne soit infranchissable. Les chevaliers de la Table Ronde sont tous venus au Mal Pas, avec des écus neufs et des chevaux en bonne santé, et chacun porte un emblème particulier. Tous ont pieds et bras crottés ; on retrousse les tuniques de soie ; on échange devant le gué des passes d'armes.

Tristan reconnaît le roi Arthur et l'appelle :

"Sire Arthur, je suis un malade, un lépreux tout bossu, tout piteux, tout délabré. Mon père est pauvre et n'a pas de biens au soleil. Je suis venu ici demander l'aumône. On m'a dit de toi force éloges : tu ne peux pas me repousser. Tu es vêtu de beau drap gris qui vient, je crois, de Ratisbonne. Sous la chemise de Reims, ton corps est blanc et musclé. Tu couvres tes jambes d'un riche brocart avec un filet vert, et tu portes des guêtres de laine fine. Sire Arthur, vois-tu comme je me gratte ? D'autres ont chaud, mais moi je gèle. Pour l'amour de Dieu, donne-moi tes guêtres."

Le grand roi est pris de pitié. Deux jeunes gens le déchaussent. Le malade prend les guêtres et part sans demander son reste. Il retourne sur sa motte. Il sollicite tous ceux qui passent devant lui. Il a désormais abondance de beaux habits, et les guêtres du roi Arthur.

Tristan est assis au-dessus du marais. Il vient de s'y réinstaller quand Marc, prestigieux et hautain, arrive à cheval près du bourbier. Tristan l'aborde pour voir s'il obtiendra de lui quelque chose. Il fait tinter haut sa cliquette, et feint d'avoir peine à donner de sa voix rauque ; son haleine lui siffle par le nez :

"Pour l'amour de Dieu, Sire Marc, la charité ! "

Le roi retire son capuchon et lui dit : "Prends−le, mon frère : mets−le sur ta tête. Tu as assez souffert des intempéries.

− Sire, merci, répond Tristan. Vous me préservez du froid."

Il met le chaperon sous sa cape et, l'ayant tourné dans tous les sens, le dissimule.

"D'où viens-tu, lépreux ? demande le roi.

− De Caerlion, et mon père était gallois.

− Depuis quand as-tu quitté le monde ?

− Sire, depuis trois ans, sans mentir. Tant que je me suis bien porté, j'avais une amie très courtoise. C'est à cause d'elle que j'ai ces grandes boursouflures. C'est elle qui me fait sonner de ces cliquettes taillées en plein bois, afin que le bruit attire tous ceux que je sollicite pour l'amour du Créateur."

Le roi rétorque :

"Raconte-moi comment ton amie t'a rendu malade.

− Sire, son mari était lépreux ; et comme je faisais l'amour avec elle, j'ai été contaminé par son contact.

Mais il n'en est qu'une qui soit plus belle.

− Et qui est−ce ?

− La reine Yseut. Elles s'habillent d'ailleurs de la même façon."

A ces mots, le roi se met à rire et s'en va. Non loin, le roi Arthur, qui joutait, s'approche : il rit à son tour à gorge déployée. Arthur s'enquiert de la reine :

"Elle vient par la lande, répond Marc. Sire, André l'accompagne et s'occupe d'elle."

On se dit :

"Comment faire pour sortir du Mal Pas ? Ne nous aventurons pas : ce serait imprudent."

Les trois félons − que le feu d'enfer les dévore ! − parviennent au gué et demandent au mendiant comment les moins crottés ont fait pour traverser le marais. Tristan, levant sa béquille, leur montre un terrain particulièrement spongieux :

"Voyez la tourbière après le bourbier. C'est la bonne direction : j'y ai vu passer plus d'un."

Les félons entrent dans le marécage. Les indications du lépreux les conduisent en pleine fange, où ils s'enlisent jusqu'à l'aube de la selle. Tous les trois sont désarçonnés. Le malade, sur sa butte, leur crie :

"Piquez fort !

Si vous êtes noirs de boue, il faut en sortir ! Par le saint apôtre, faites-moi la charité."

Les chevaux s'enfoncent dans la vase. Les cavaliers s'angoissent, car ils ne trouvent ni fond ni rive. Ceux qui joutent sur la hauteur s'empressent d'accourir. Ecoutez mentir le lépreux :

"Seigneurs, dit-il à ses ennemis, tenez-vous bien à vos arçons. Misère que cette fange où l'on s'enfonce ! Otez vos manteaux du cou. Et nagez dans la boue s'il le faut ! Croyez-moi, je l'ai vu de mes yeux, d'autres sont passés tout à l'heure."

Comme il agite son hanap ! Quand il le brandit, il en frappe le haut avec la courroie tandis que l'autre main fait sonner la cliquette.

Mais voici enfin Yseut la Belle. Elle découvre ses ennemis dans le bourbier. Son ami est assis sur la motte. Elle est contente, elle rit, elle s'amuse. Elle descend à pied jusqu'au bord du marais.

Non loin de là, les rois et les barons qui les accompagnent regardent les enlisés qui se démènent dans tous les sens. Le malade les harcèle:

"Seigneurs, la reine est là, qui va faire sa déclaration.

Allez assister à l'épreuve."

Rares sont ceux qui ne s'esclaffent pas. Mais écoutez ce que fit le lépreux rongé de maux ; il s'adresse à Danaalain :

"Prends mon bâton bien en mains et tire avec force vers toi."

Il lui tend sa béquille. Mais le malade lâche ; l'autre tombe à la renverse dans la boue qui le submerge.

On ne voit plus que son poil hérissé. Quand il s'est extrait de la vase, le lépreux lui dit :

"Ce n'est pas ma faute. J'ai les articulations toutes raides. Le mal d'Acre a rendu mes doigts gourds et la goutte enfle mes pieds. Je n'ai plus de vigueur et mes bras sont secs comme écorce."

Dinas se tenait à côté de la reine ; il n'est pas dupe et cligne de l’œil au lépreux : il a reconnu Tristan sous la chape. Il voit les félons pris au piège. Il est tout à fait ravi du tour que les amants sont en train de jouer. Les délateurs souffrent le martyre pour sortir du bourbier: à n'en pas douter, ils ont besoin d'un bonbain. Ils se déshabillent devant tout le monde. Ils retirent leurs habits pour en mettre d'autres. Mais écoutez ce que fit le bon Dinas, qui n'avait pas encore franchi le gué. Il dit à la reine : "Ma dame, ce beau tissu va s'abîmer. Ce passage n'est que fange : je serais tout à fait désolé que vos habits soient gâtés."

Yseut sourit, mais elle n'est certes pas inquiète. Il lui fait un clin d’œil : il est complice. Il se rend un peu plus bas, près d'une aubépine, et c'est là qu'André et lui ont franchi le marais, après quelques autres.

Yseut est restée seule. Devant le gué, il y a la foule des barons qui entourent les deux rois. Ecoutez-la ruse d'Yseut : elle sait bien qu'on la regarde, de l'autre côté du Mal Pas. Elle s'approche du palefroi, prend-les courroies des étriers et les noue au-dessus des arçons : aucun écuyer, aucun palefrenier ne les eût mieux protégés de la boue et ne s'en fût mieux occupé. Elle met la bride sous la selle, retire le poitrail de l'animal et lui enlève le frein. D'une main, elle tient sa robe et de l'autre une cravache. Elle s'avance avec le palefroi jusqu'au gué, lui donne un coup de cravache, et le cheval traverse le marais.

La reine ne perd pas de vue ceux qui se trouvent de l'autre côté.

Les deux rois prestigieux et toute l'assistance l'admirent. Elle porte des vêtements de soie qui viennent de Bagdad. Ils sont fourrés d'hermine blanche. Tous ses atours, mantel et bliaut, ont une traîne. Sur ses épaules se déploient ses cheveux coiffés en bandeaux autour d'une raie et tout ornés d'or. Car elle porte sur sa chevelure un cercle d'or qui lui ceint toute la tête. Son teint ? S'y mêlent rose, lis et fraîcheur. Elle se dirige vers la passerelle.

"C'est à toi que je veux avoir affaire.

− Noble et digne reine, je suis à vos ordres, mais que pouvez−vous désirer de moi ?

− J'ai peur de me salir : porte-moi, sers-moi de monture, que je passe sans encombre cette passerelle.

− Mais enfin, noble reine, ne me demandez pas ce service ; je suis un lépreux tout bossu et tout malade.

− Dépêche-toi, répond-elle, et mets-toi en position. Crains-tu que j'attrape ton mal ? Il n'y a pas de danger.

− Advienne que pourra, réplique−t−il. J'aurai eu au moins la joie de lui parler."

Il s'appuie sur sa béquille.

"Eh bien, lépreux, tu n'es pas maigre. Tourne-toi, courbe le dos : je monterai à califourchon."

L'infirme sourit.

Il se retourne et elle monte. Tous, rois et comtes, la regardent. Elle serre les cuisses sur la béquille. Lui avance précautionneusement ; il fait plus d'une fois mine de tomber ; il joue la comédie de la souffrance.

Yseut la Belle est à cheval sur son dos, et l'entoure de ses jambes. On dit :

"Regardez... Voici la reine qui chevauche un malade qui boite. Il va tomber de la passerelle. Il tient sa béquille contre sa hanche. Allons au−devant de ce lépreux, dès qu'il sera sorti du terrain glissant."

Les jeunes gens accourent. Le Roi Arthur les suit, et tous les autres à la file. Le lépreux tient le visage baissé. Il est arrivé de l'autre côté. Yseut se laisse descendre. L'homme va rebrousser chemin. Mais avant departir, il demande à la reine qu'elle pourvoie ce jour même à sa pitance. Arthur déclare :

"Il l'a bien mérité : reine, ne refusez pas."

Yseut la Belle dit au roi :

"Par la foi que je vous dois, ce truand est solide et mange à sa faim ; il ne viendra pas à bout du repas qu'il va prendre. J'ai senti ses provisions sous sa chape. Sire, sa gibecière est pleine.

J'ai touché à travers son sac les demi-pains et les miches, et la viande en pièces ou en quartiers. Il a de quoi manger et se vêtir. Avec vos guêtres, s'il les vend, il gagnera cinq sous sterling, et avec le capuchon de mon mari, il peut bien se payer quelques moutons et se faire berger, ou acheter un âne pour porter ceux qui voudront franchir le marais. C'est un bon à rien, c'est évident. Et aujourd'hui, il a de quoi faire. Les gens se sont montrés généreux. Il n'obtiendra rien de moi, pas même un ferlin ou une maille."

Les deux rois se mettent à rire. On fait avancer son palefroi. On l'aide à monter. Ils s'en vont plus loin.

Ceux qui ont des armes joutent.

Tristan a quitté l'assemblée. Il retourne auprès de son maître qui l'attend. Governal tient prêts les deux chevaux de Castille, avec frein et selle, les deux lances et les deux écus. Impossible de les identifier. Que dire des chevaliers ! Governal s'est couvert d'une guimpe de soie blanche, et l'on ne voit que ses yeux. Il rejoint le gué lentement. Sa monture est superbe et bien en chair. Tristan lui-même chevauche le Beau Joueur : il n'est pas de meilleur cheval.

Il a couvert sa cotte, sa selle, son destrier et son bouclier d'une serge noire, et lui-même porte un masque noir : il dissimule tête et cheveux. Au bout de sa lance, il a fixé l'enseigne que sa dame lui a donnée. Les deux hommes progressent. Ils ont ceint l'épée d'acier. Ainsi équipés, sur leurs chevaux, par une verte prairie, entre deux vallons, ils surgissent en pleine Blanche Lande. Et Gauvain, le neveu d'Arthur, demande à Girflet :

"Vois ces deux hommes qui viennent au grand galop. Je ne les connais pas. Sais-tu qui ils sont ?

− Oui, répond Girflet. L'un a cheval noir et noire enseigne ; c'est le Noir de la Montagne. L'autre, avec ses armes bariolées, est lui aussi reconnaissable, car de telles couleurs sont rares par ici. Ils viennent de l'autre monde, j'en suis sûr".

Les nouveaux venus s'écartent du chemin, l'écu brandi, la lance levée, l'enseigne bien fixée au fer. Ils portent leur équipement avec une telle aisance qu'on croirait qu'ils ne les ont jamais quittés depuis leur naissance. Ils alimentent plus la conversation du roi Marc et du roi Arthur que leurs propres épouses qui sont là-bas dans la grand'plaine. On les voit souvent au premier rang des jouteurs. On n'a d'yeux que pour eux.

Ils échangent des coups au milieu des combattants les plus avancés, mais ne trouvent plus d'adversaires.

La reine les a reconnus. Elle se tient, avec Brangien, un peu à l'écart de la tribune. André s'avance. Il tient ferme ses armes sur son destrier. Lance levée, derrière son écu, il bondit face à Tristan. Il ignore à qui il a affaire, mais Tristan sait, lui, contre qui il se bat. Il lui frappe l'écu, le renverse sur la piste et lui casse le bras.

André gît aux pieds de la reine et ne relève plus l'échine. Quant à Governal, il voit venir des tentes, sur un destrier, le forestier qui a voulu prendre Tristan quand celui−ci dormait dans son secteur. Il se précipite contre lui et l'homme n'a plus guère à vivre : il lui enfonce dans le corps le fer tranchant de sa lance, et l'acier le transperce de part en part. L'autre s'écroule mort, sans avoir eu le temps de recourir à un prêtre. Yseut, incapable de contenir sa joie, sourit discrètement sous sa guimpe. Girflet, Cinglor, Yvain, Taulas, Coris et

Gauvain voient leurs compagnons en péril.

"Seigneurs, dit Gauvain, il faut agir. Le forestier gît bouche béante. Oui, ces deux−là viennent de l'autre monde. Nous ne les connaissons ni d'Eve ni d'Adam : ils nous ridiculisent. Attaquons−les, et capturons-les.

− Celui qui pourra nous les livrer, dit Arthur, aura droit à notre reconnaissance."

Tristan descend vers le gué avec Governal, et ils traversent le passage. Les autres barons n'osent s'interposer. Ils se tiennent cois, tous apeurés. Ils croient qu'il s'agit d'être surnaturels. Ils ne pensent qu'à regagner leurs cantonnements, car ils n'ont plus envie de jouter.

Arthur chevauche à la droite d'Yseut, et la route lui semble bien courte... (Elle prend en effet une autre voie) qui bifurque vers la droite ( ? ). Ils ont rejoint les pavillons. Il y en a beaucoup dans la lande. Les cordes qui les maintiennent valent très cher. Au lieu de joncs et de roseaux, c'est avec des fleurs qu'ils ont tous jonché leurs tentes. Ils arrivent par sentiers et par chemins. La Blanche Lande est entièrement couverte de toiles tendues. Maint chevalier a amené son amie. Les gens qui campent dans la prairie ont l'occasion de chasser plus d'un grand cerf. La nuit, ils s'installent dans la lande. Chacun des deux rois se tient à la disposition des solliciteurs. Quant aux plus fortunés, ils ont à faire : on multiplie les dons généreux.

Le roi Arthur, après le repas, va s'entretenir avec le roi Marc dans sa tente. Il est accompagné de ses intimes. Peu d'habits de laine : presque tous sont vêtus de soie. Et j'ajouterai, puisque j'évoque leur mise, que là où laine il y a, elle est teinte de pourpre et particulièrement fine, si nombreux sont les riches atours ! On ne saurait voir deux cours plus riches : on n'y manque de rien. Sous les pavillons, règne la fête. On parle aussi, ce soir-là, de ce qui va se passer : la noble et prestigieuse reine pourra-t-elle se disculper devant les rois et leurs barons ?

Arthur va se coucher avec ses chevaliers et ses amis. On entend sonner dans la nuit, sur la lande, maint chalumeau et mainte trompe dont on joue sous la toile. Peu avant l'aube, le tonnerre se met à gronder. C'est un présage de chaleur. Les sentinelles cornent l'aurore. On se lève un peu partout. On s'habille sans tarder.

Le soleil, dès l'heure de prime, est très vif. Il n'y a plus ni grêle ni brouillard. Devant les tentes royales, les gens de Cornouaille sont assemblés. Il n'est pas un chevalier qui n'ait amené sa femme à la cour. On tend devant le pavillon du roi un tapis de soie et de brocart gris : il est ouvragé menu de tout un bestiaire. On l'étend sur l'herbe verte.

L'ouvrage a été acheté à Nicée. En Cornouaille, il n'y a pas de reliques, dans aucun trésor, dans aucun phylactère, dans aucune armoire d'église, ni dans aucune resserre, ni dans un reliquaire, ni dans un écrin, ni dans une châsse, ni dans une croix d'or ou d'argent, ni dans une masse ouvragée quelconque, que l'on n'eût rangées sur ce tapis, les unes à côté des autres. Les rois se retirent : ils veulent préalablement délibérer en toute clarté. Le roi Arthur prend le premier la parole, car il est impatient de parler :

"Roi Marc, celui qui te conseille une telle énormité est un monstre. En tout cas, il agit comme un perfide. Tu te laisses trop facilement tourner la tête : tu ne sais pas voir le mensonge ! Il pourrait bien te préparer une fort amère cuisine, celui qui te fit convoquer cette assemblée ! Je lui souhaite de payer cher son infâme projet. La noble, la grande Yseut veut régler l'affaire sans tarder. Ils peuvent être sûrs, ceux qui assisteront à son serment, que je ferai pendre à l'avenir les calomniateurs jaloux qui, après cette procédure, l'accuseront d'inconduite : c'est un crime qui mérite la mort. Tu vas savoir, Marc, où sont les vrais coupables : la reine va s'avancer devant tous, humbles et nobles, elle lèvera sa main droite et jurera, sur les reliques, par le Dieu du ciel, que jamais, ni deux fois ni même une, elle n'a commis avec ton neveu péché d'amour qui la déshonorât, ni n'a cédé à la sensualité. Seigneur Marc, tout ceci n'a que trop duré : quand elle aura prononcé son serment, dis à tes barons qu'ils la laissent en paix.

− Ah ! Sire Arthur, qu'y puis-je ? Tu me blâmes et tu as raison, car c'est folie de croire envieux. Mais c'est à contrecœur que je les ai suivis. Puisque nous sommes ici pour assister à l'épreuve, je te garantis qu'après ce qui va se passer, le téméraire qui se risquerait à des discours malveillants en aurait le salaire qu'il mérite. Il faut savoir, Sire Arthur, noble roi, que si cette assemblée a lieu, c'est bien malgré moi. Que les détracteurs prennent garde désormais ! "

L'entretien cesse à ces mots.

Tous s'assoient par rangées, sauf les deux rois, et c'est normal : ils sont à côté d'Yseut et la tiennent par la main. Gauvain reste à côté des reliques. Les chevaliers d'Arthur, cour prestigieuse, entourent le tapis.

Arthur, qui est debout à côté de la reine, est le premier à parler :

"Ecoutez-moi, belle Yseut, voici ce que vous avez à proclamer : que Tristan n'a pas éprouvé pour vous d'amour coupable et vil, et qu'il ne vous portait d'autre affection que celle qui est due, pour l'amour d'un oncle, à une parente.

− Seigneurs, déclare Yseut, Dieu me vienne en aide ! Je vois ici de saintes reliques. Ecoutez mon serment, qui est destiné au roi Marc : par Dieu, par saint Hilaire, par tout ce qu'il y a ici de sacré, par ces reliques, par celles qui ne sont pas ici et par toutes celles qui existent dans le monde, entre mes cuisses ne sont entrés autres hommes que le lépreux qui m'a prise sur son dos et m'a fait traverser les gués, et le roi Marc mon époux. J'exclus ces deux personnes de mon serment, mais je n'en exclus pas d'autres. Pour ces deux-là, je ne puis rien nier : il s'agit du lépreux et du roi Marc mon époux. J'ai tenu le lépreux entre mes jambes... si quelqu'un demande une autre épreuve, j'y suis prête, en ce lieu même."

Tous ceux qui l'ont entendue jurer ne peuvent en supporter davantage :

"Seigneur, disent-ils, quelle fierté ! Comme elle s'est bien justifiée ! Elle en a dit plus qu'on n'attendait et plus que les paroles exigées des félons. Elle n'a plus à se disculper après ce que vous tous venez d'entendre.

Outre qu'elle a répondu sur Marc et Tristan, elle a juré solennellement qu'entre ses cuisses nul n'est entré, sinon le lépreux qui l'a portée hier, vers l'heure de tierce, à travers les gués, et le roi Marc son époux. Maudit soit quiconque mettra désormais sa parole en doute ! "

Gauvain se lève et dit à Marc assez haut pour que les barons l'entendent :

"Sire, nous avons assisté au serment, et nous en sommes témoins. Que les trois félons Danaalain, Ganelon et Godoïne le vil prennent garde à leur mauvaise langue : tant qu'ils seront de ce monde, si l'un d'eux, qu'il fasse la guerre ou non, médit de la reine et que je le sache, nous viendrons tous au galop lui demander instamment des comptes.

− Seigneur, répond la reine, je vous en remercie."

Tous les courtisans détestent maintenant les trois hommes. Ils prennent congé et s'en vont.

Yseut la Belle à la chevelure blonde remercie avec chaleur le roi Arthur :

"Ma Dame, dit-il, soyez tranquille. Tant que je serai sain et vif, vous ne trouverez plus personne qui ne vous dise courtoise parole. Les félons paieront cher leurs mauvaises pensées. Je prie le roi votre époux, en toute loyauté, en toute amitié, de ne plus croire vos détracteurs."

Marc répond :

"Si j'y consentais, je mériterais votre blâme."

Ils se séparent et retournent chez eux. Le roi Arthur se rend à Durham, le roi Marc demeure en Cornouaille. Tristan ne bouge d'où il est, et attend passif.

Le roi Marc gouverne en paix la Cornouaille. Tous, proches ou lointains, le respectent. Yseut partage ses plaisirs, et il lui multiplie les marques d'amour. Mais la quiétude générale ne détourne pas les trois félons de leurs complots. Un espion vient les voir, qui espère la fortune :

"Seigneurs, attention. Si je vous mens, faites−moi pendre. Le roi vous a su naguère mauvais gré et vous a gardé rancune d'avoir demandé le serment à son épouse. J'accepte d'être pendu ou mis à mal si je ne vous fais pas voir de vos propres yeux Tristan là où il attend de s'entretenir avec son amie. Il est caché, mais je connais son refuge. Quand le roi vaque à ses loisirs, Tristan connaît Maupertuis : il va dire bonsoir à Yseut dans sa chambre. Vous pouvez me brûler jusqu'aux cendres si, de la fenêtre de cette chambre, où vous regarderez à la dérobée, vous ne voyez venir Tristan l'épée ceinte, l'arc dans une main, deux flèches dans l'autre. Demain dès l'aube, vous assisterez à la scène.

− Comment le sais-tu ?

− Je l'ai vu.

− Tristan ?

− Oui, je l'ai reconnu.

− Quand ?

− Ce matin.

− Seul ?

− Avec Governal, son ami.

− Où logent-ils ?

− Ils sont bien installés. A l'aise.

− Chez Dinas ?

− Peut−être.

− Ils n'y résident pas à son insu.

− C'est probable.

− Où verrons-nous la chose ?

− Par la fenêtre de la chambre, c'est promis. Si je vous montre le fait, je mérite le salaire dû, que je veux fixer.

− Fixe ton prix.

− Un marc d'argent.

− Tu auras plus, par la sainte Eglise et sa messe. Si tu nous fais tout voir, ne t'inquiète pas : tu n'es pas près de redevenir pauvre.

− Alors, écoutez, dit le traître. Il y a une petite ouverture dans le mur de la chambre. La courtine la recouvre. Derrière la chambre, il y a un ruisseau avec du glaïeul bien touffu. Que l'un de vous y aille demain matin. Une brèche introduit dans le nouveau jardin et permet de se rendre tranquillement au pertuis. Mais ne franchissez pas l'ouverture.

Epointez avec un couteau une branche ; piquez le tissu de la courtine avec la pointe de cette baguette, et tirez−le vers vous sans l'attacher, afin de voir nettement ce qui se passera quand Tristan viendra parler à la reine. Si vous agissez de la sorte pendant seulement trois jours, j'accepte d'être brûlé vif dans le cas où rien ne se produit.

Tous répondent :

"Sois sûr que nous tiendrons notre promesse."

Puis ils donnent congé à l'espion.

Ils se consultent pour savoir qui assistera le premier à la rencontre de Tristan et de sa maîtresse dans la chambre. Ils acceptent que Godoïne s'en charge. Ils se quittent alors. Ils sauront désormais comment Tristan procède. Hélas ! la noble Yseut ne se méfie pas assez des félons ni de leur astuce ! Par Périnis, son fidèle, elle a demandé à Tristan de venir le lendemain à l'aube : le roi se rend à Saint-Lubin.

Seigneurs, quelle triste aventure ! Le lendemain, la nuit est noire. Tristan chemine au plus épais des ronces. Au bout d'une lande, il regarde et voit venir Godoïne, qui sort du gîte où il se terre. Tristan lui prépare une embuscade : il se cache dans les épines.

"Mon Dieu, murmure-t-il, aidez-moi, et que celui qui vient ne se rende compte de rien avant d'être à ma portée ! "

Tristan l'attend de pied ferme, l'épée au poing. Mais Godoïne se détourne. Tristan ne peut rien faire et enrage. Il sort du buisson, explore les lieux, mais en vain : l'autre s'éloigne, qui n'a souci que de trahir. Alors, Tristan, regardant au loin, voit presque aussitôt Danaalain qui va l'amble, avec deux lévriers. Quelle chance !

Il se poste dans un pommier. Danaalain suit un sentier sur un petit palefroi noir. Il a envoyé ses chiens lever un gros sanglier dans les broussailles. Avant qu'ils ne débusquent la bête, leur maître aura reçu un coup que nul ne pourra guérir.

Tristan, plein de courage, a retiré sa cape. Danaalain est bientôt là. Il ne s'aperçoit de rien et Tristan saute. L'autre veut fuir, mais ne le peut : Tristan lui barre la route. Et le tue ; c'était fatal. Tristan y tenait : il ne le manqua point et lui coupa la tête. Pas le temps de dire : "J'ai mal." Il lui tranche les tresses et les glisse dans ses chausses : il les montrera à Yseut pour qu'elle soit assurée que Danaalain est mort. Puis il s'en va sans tarder.

"Hélas, murmure-t-il, qu'est devenu Godoïne que je viens à peine d'entrevoir ? Il a disparu. Où est-il passé ? Où allait-il si vite ? S'il m'avait attendu, il aurait sa récompense, la même qu'obtint Danaalain le félon, que j'ai tué et décapité."

Il a abandonné dans la lande le cadavre qui gît ventre en l'air dans un bain de sang. Il essuie son épée, la remet au fourreau ; il prend sa chape, se recoiffe du chaperon, se charge d'une grosse massue et court à la chambre de son amie. Vous allez entendre ce qui va s'y passer.

Godoïne est déjà là : il est arrivé avant Tristan. Il a percé la courtine, et voit la chambre jonchée. Il aperçoit tout ce qui s'y trouve. Il n'y a là d'autre homme que Périnis. Mais entre Brangien, la suivante, qui vient de peigner la belle Yseut et garde encore le peigne en sa main.

Le félon, l'oeil au mur, assiste à l'apparition de Tristan, qui tient dans sa droite un arc d'aubour entier et deux flèches, et dans l'autre main deux longues tresses. Il retire sa chape, et son corps svelte se devine. Yseut la Belle à la blonde chevelure marche à sa rencontre et le salue. Par la fenêtre, elle voit l'ombre que projette la tête de Godoïne. Elle garde son sang−froid, mais frissonne de rage. Tristan lui dit :

"Que Dieu me protège ! Voici les tresses de Danaalain. Je vous ai vengée de lui : il n'est pas près d'acheter ni marchander écu ni lance.

− Seigneur, répond−elle, que m'importe ? Je vous prie de tendre votre arc, pour savoir s'il est bien bandé."

Tristan, interdit, se met à réfléchir. Ecoutez ! Tout en méditant, il rassemble ses forces. Il tend l'arc de toute son énergie. Mais il demande en même temps des nouvelles du roi Marc. Yseut lui dit ce qu'elle sait... (elle lui déclare qu'un des félons veut sa perte et que) s'il pouvait s'en sortir vivant, il ferait renaître la mortelle querelle entre le roi Marc et son épouse Yseut. Tristan, avec la grâce de Dieu, l'empêchera de s'en tirer. Yseut ne plaisante pas :

"Mon ami, encorde une flèche. Veille à bien tendre le fil. Je vois quelque chose qui me tourmente.

Tristan, bande ton arc."

Tristan, interdit, médite un instant. Il devine qu'elle a remarqué quelque chose qui l'inquiète. Il lève la tête : il frémit, il tremble, il tressaille. A contre−jour, à travers la courtine, il aperçoit la tête de Godoïne.

"Mon Dieu, roi du ciel, je ne rate pas quand je vise : permettez que je ne manque pas cette cible ! Je reconnais un des trois félons de Cornouaille qui se tient traîtreusement là. Mon Dieu, vous avez accepté que pour le peuple pérît votre si sainte personne, laissez−moi me venger du mal que m'ont fait ces félons."

Il se tourne alors vers le mur, tend ferme l'arc et tire. La flèche est si rapide que sa trajectoire est infaillible. Elle s'enfonce dans son oeil, et lui perce le crâne et la cervelle. Un émerillon, une hirondelle volent deux fois moins vite ; et le trait aurait mis plus de temps à traverser une pomme mûre. Godoïne tombe et heurte un madrier, mais il ne remue plus ni bras ni jambes. Il n'a même pas loisir de murmurer : "Je me meurs ! Mon Dieu ! Confession ! ..."

 

 


Béroul

 

02 beroul