François Coppée (1842-1908)
Recueil : Intimités (1868)

Au fond je suis resté naïf ...


 

Au fond je suis resté naïf, et mon passé,
Bien que sombre, n’a pas tout à fait effacé
De mon cœur la première et candide chimère ;
Et, lorsque je rencontre allant devant leur mère,
Timides sous les yeux ardents des connaisseurs,
Deux fillettes de seize à dix-huit ans, deux sœurs
Se ressemblant, avec d’identiques toilettes,
Et portant, comme deux joyeuses goélettes
Dont les mêmes couleurs pavoisent les haubans,
Le même air d’innocence et les mêmes rubans,
Je suis heureux ; j’en ai quelquefois pour des heures
À me bercer alors d’espérances meilleures,
À rêver d’un doux nid, d’un amour de mon choix
Et d’un bonheur très long, très calme et très bourgeois.
J’imagine déjà la saveur indicible
Du livre qu’on ferait près du foyer paisible,
Tandis qu’une adorée, aux cheveux blonds ou noirs,
Promènerait les flots neigeux de ses peignoirs
Par la chambre à coucher étroite et familière,
Pour allumer la lampe et remplir la théière.
 
Mais cette illusion ne dure pas longtemps.
Et tu reviens avec tes désirs irritants,
Passé, passé fatal, par qui ma vie est prise,
Poison amer et doux, dont on meurt, mais qui grise !
Et toutes les ardeurs du mauvais souvenir,
Qui viennent s’imposer à mes sens et ternir
Les naïves blancheurs à peine encore écloses,
Sont comme des moineaux qui, dans le mois des roses,
S’installeraient, parmi tous les autres jardins,
Pour prendre leurs ébats effrontés et badins,
Se becqueter à l’aise et palpiter des ailes,
Dans un pensionnat de jeunes demoiselles.

 

 


François Coppée

 

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