Victor Hugo (1802-1885)
Recueil : Les voix intérieures (1837)

Après une Lecture de Dante



Quand le poète peint l'enfer, il peint sa vie:
Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie;
Forêt mystérieuse où ses pas effrayés
S'égarent à tâtons hors des chemins frayés;
Noir voyage obstrué de rencontres difformes;
Spirale aux bords douteux, aux profondeurs énormes,
Dont les cercles hideux vont toujours plus avant
Dans une ombre où se meut l'enfer vague et vivant !
Cette rampe se perd dans la bruime indécise;

Au bas de chaque marche une plainte est assise,
Et l'on y voit passer avec un faible bruit
Des grincements de dents blancs dans la sombre nuit.
Là sont les visions, les rêves, les chimères;
Les yeux que la douleur change en sources amères,
L'amour, couple enlacé, triste, et toujours brûlant,
Qui dans un tourbillon passe une plaie au flanc;
Dans un coin la vengeance et la faim, soeurs impies,
Sur un crâne rongé côte à côte accroupies;
Puis la pâle misère au sourire appauvri;
L'ambition, l'orgueil, de soi-même nourri,
Et la luxure immonde, et l'avarice infâme,
Tous les manteaux de plomb dont peut se charger l'âme !
Plus loin, la lâcheté, la peur, la trahison
Offrant des clefs à vendre et goûtant du poison;
Et puis, plus bas encore, et tout au fond du gouffre,
Le masque grimaçant de la Haine qui souffre !

Oui, c'est bien là la vie, ô poète inspiré,
Et son chemin brumeux d'obstacles encombré.
Mais, pour que rien n'y manque, en cette route étroite
Vous nous montrez toujours debout à votre droite
Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons,
Le Virgile serein qui dit: Continuons !


 


Victor Hugo

 

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